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série de ses Sophismes économiques, qui resteront, à mon sens, comme la fleur de ce qu’il a écrit, et où l’ironie et l’enjouement se mêlent, dans la plus heureuse mesure, à la solidité de la doctrine et à la vigueur des démonstrations.

Après cette seconde épreuve, la place de Bastiat n’était plus à Mugron; l’intérêt de la science et le soin de sa renommée l’appelaient à Paris. On le pressa de s’y rendre, et il résista longtemps; il se sentait plus à l’aise dans sa résidence obscure, où il s’appartenait en entier et n’avait à compter qu’avec sa conscience, que dans ces grands centres de population, où les opinions s’énervent et dévient au gré d’influences qui ne sont pas toujours favorables ni légitimes. Plus d’un lien d’ailleurs l’attachait au département natal : quelques amis bien chers, et sa tante surtout, sa seconde mère, qui allait vieillir loin de lui. Ce ne fut donc ni sans regret, ni sans esprit de retour, qu’il consentit à un premier voyage.


II.

Lorsque Bastiat arriva à Paris, il se trouva naturellement en relations avec les personnes qui s’étaient occupées des mêmes études que lui. Je me souviens de l’impression qu’il produisit comme si c’était d’hier : impossible de voir un échantillon plus caractérisé de l’érudit de province, simplicité de manières, simplicité de costume; mais sous ce costume un peu dépaysé et sous ces airs de bonhomie perçaient des éclairs d’intelligence et une véritable dignité de maintien. On devinait bien vite un cœur droit et une belle âme. L’œil surtout était animé d’une ardeur et d’un éclat singuliers; les traits amaigris et le teint plombé trahissaient déjà les ravages de la maladie qui devait l’emporter à quelques années de là; la voix était sourde et formait un contraste avec la vivacité de la pensée et la pétulance du geste. L’entretien s’animait-il, l’organe de Bastiat allait se voilant de plus en plus, et la poitrine ne remplissait sa fonction qu’au prix d’un certain effort. Mieux ménagée, cette constitution, si frêle qu’elle fût, aurait duré longtemps. Bastiat ne prit conseil que de son énergie; il ne compta pas les heures qu’il avait à vivre et s’attacha seulement à ce qu’elles fussent bien remplies. Cette voix, qui le servait si mal, il la prodigua pour une cause qui n’était jamais qu’à demi gagnée et qui se plaidait devant des juges inattentifs ou prévenus, suppléant par le zèle à la force qui lui manquait, et n’éprouvant qu’un regret au moment suprême, celui de laisser sa tâche inachevée.

L’accueil qu’on lui fit fut des plus empressés, et sa correspondance en témoigne. Il se trouvait, comme il l’écrit à M. Coudroy,