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jours du même pas, parle beaucoup de la dureté des temps, des taxes et de la prostituée de Babylone, barre le volet de sa cellule exactement à huit heures, et rêve du feu. A quelle valeur ne monteraient pas toutes ces perfections, si on envoyait le propriétaire dans une congrégation de la Cité[1]!..... Je ne veux pas insister minutieusement sur le grand nombre d’élégans, de musiciens, de poètes, de politiques, que cette réforme rendrait au monde. — Moi-même, l’auteur de ces admirables vérités, j’en suis une preuve, étant une personne de qui les imaginations prennent aisément le mors aux dents, et sont merveilleusement disposées à s’enfuir avec ma raison, laquelle, comme je l’ai observé par une longue expérience, est un cavalier mal assis et qu’on désarçonne aisément, d’où il arrive que mes amis ne me veulent jamais laisser seul que je ne leur aie promis solennellement de décharger mes idées de la façon qu’on vient de voir, ou d’une autre semblable, pour l’avantage universel de l’humanité. » Le malheureux qui se connaît et qui se raille ! Quel rire de fou, et quel sanglot dans cette gaieté rauque! Que lui reste-t-il, sinon à égorger le reste de l’invention humaine? Qui ne voit ici le désespoir d’où est sortie l’académie de Laputa? N’y a-t-il pas un avant-goût de la démence dans cette intense méditation de l’absurde? Ici son mathématicien, qui, pour enseigner la géométrie, fait avaler à ses élèves des gaufres où il a écrit ses théorèmes; là son moraliste, qui, pour mettre d’accord les partis politiques, propose de fendre les cervelles ennemies et de recoller la moitié de l’une avec la moitié de l’autre; plus loin, son économiste, qui distille les excrémens pour les ramener à l’état nutritif! Swift a sa loge à côté d’eux, et il est de tous le plus misérable, car il nourrit comme eux son esprit d’ordures et de folies, et il en a de plus qu’eux la connaissance et le dégoût.

S’il est triste de montrer la folie humaine, il est plus triste de montrer la perversité humaine : le cœur nous est plus intime que la raison; l’on souffre moins de voir l’extravagance ou la sottise que la méchanceté ou la bassesse, et je trouve Swift plus doux dans le Conte du Tonneau que dans Gulliver.

Tout son talent et toutes ses passions se sont amassés dans ce livre; l’esprit positif y a imprimé sa forme et sa force. Rien d’agréable dans la fiction ni dans le style; c’est le journal d’un homme ordinaire, chirurgien, puis capitaine, qui décrit avec sang-froid et bon sens les événemens et les objets qu’il vient de voir; nul sentiment du beau, nulle apparence d’admiration et de passion, nul accent. Banks et Cook racontent de même; Swift ne cherche que le

  1. Les descriptions qui suivent sont telles que je n’ose les traduire.