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Si nous ne racontons pas la pièce, nous devons du moins dire de quelle façon Christian avait transformé ce premier acte, qui avait si singulièrement préoccupé M. Goefle.

Craignant de compromettre réellement l’avocat par des allusions involontaires, il avait fait du traître de sa pièce un personnage purement comique, une sorte de Cassandre trompé par sa pupille, cherchant à surprendre le corps du délit, l’enfant du mystère, mais n’ayant aucune pensée criminelle à son égard. Christian fut donc très étonné lorsque, arrivé à la scène finale de cette première partie, il entendit comme un frémissement parcourir son auditoire, et que des chuchotemens, qui pouvaient être interprétés comme des témoignages de blâme aussi bien que d’approbation, vinrent frapper son oreille, exercée à saisir le sentiment de ses spectateurs à travers ses propres paroles. — Que se passe-t-il donc ? se demanda-t-il rapidement en lui-même, et il regarda M. Goefle, qui avait la figure décomposée et qui frappait du pied d’impatience en agitant nerveusement sa marionnette sur la scène.

Christian, croyant qu’il oubliait le canevas, se hâta de lui couper la parole en faisant parler le batelier, et, pressant la conclusion, il baissa le rideau au milieu d’un bruit qui n’était ni celui des applaudissemens ni celui des sifflets, mais qui ressemblait à celui de gens qui s’en vont en masse pour n’en pas entendre davantage. Christian regarda par son œil avant de faire reculer le théâtre dans la porte. Il vit tout le monde non encore dispersé, mais déjà debout, lui tournant le dos et se faisant part à demi-voix d’un événement quelconque. Christian ne put saisir que ces mots : Sorti ! il est sorti ! Et, cherchant des yeux de qui il pouvait être question, il vit que le baron n’était plus dans la salle.

— Allons, lui dit M. Goefle en le poussant du coude, rentrons dans notre foyer. Que faisons-nous là ? C’est l’entr’acte.

Le théâtre recula donc dans le salon, les portes furent fermées, et, tout en se mettant vite à préparer le décor de l’acte suivant, Christian demanda à M. Goefle s’il s’était aperçu de quelque chose.

— Parbleu ! dit l’avocat tout hors de lui, j’en ai fait une belle, moi ! Qu’en dites-vous ?

— Vous ? vous avez été excellent, monsieur Goefle.

— J’ai été stupide, j’ai été fou ! Mais comprenez-vous qu’un pareil accident arrive à un homme habitué à parler en public des choses les plus délicates dans les faits les plus embrouillés ?

— Mais quel accident, au nom du ciel ! monsieur Goefle ?

— Comment ! vous étiez donc sourd ? vous n’avez pas entendu que j’ai eu trois lapsus effroyables ?

— Bah ! j’en ai peut-être eu cent, et cela m’arrive tous les jours ; est-ce que l’on s’en aperçoit ?