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crois qu’il ne l’ouvrit pas. Enfin il revint vers moi. Je m’étais enhardi un peu. J’essayai de me raisonner. Je tâchai de me rendre compte de sa figure. Cela fut au-dessus de mes forces. Je ne voyais que ses grands yeux morts dont je ne pouvais détacher les miens. Au reste, cette fois le fantôme passa vite. S’il s’apercevait de ma présence, il ne semblait pas qu’il en fût irrité ou surpris. Il flotta incertain par la chambre, essaya de retourner à l’escalier, et parut ne pas pouvoir le retrouver. Ses mains décharnées interrogeaient les murs, et tout à coup je ne vis plus rien. Un sifflement de bise courut encore dans l’air et dans mes oreilles ; puis il cessa, et comme au milieu de cette crise je ne me sentais pas fou le moins du monde, je m’aperçus fort bien de la disparition des bruits insolites et de l’image fantastique.

« Je me tâtai, c’était bien moi. Je me pinçai la main, je le sentis fort bien. Je regardai la bouteille de rhum, je l’avais à peine entamée. Je n’étais donc ni en état d’extase ni en état d’ivresse. Je n’avais même plus aucun sentiment de terreur. Je me disais avec sang-froid que je venais de dormir debout. J’achevai ma pipe en rêvant à mon aventure, et même en me laissant un peu aller à mon imagination et à un vague désir d’éprouver une nouvelle hallucination pour tâcher de la surmonter ; mais le phénomène ne se reproduisit nullement, et j’allai me coucher fort tranquille. Je ne dormis pourtant que fort tard, mais sans être aucunement malade.

— Mais alors, dit Christian, d’où vient que tout à l’heure vous étiez mal à l’aise en y songeant ?

— Ah ! c’est que l’homme est ainsi fait ! Il a des émotions rétroactives ; à force d’entendre dire des folies, on devient un peu fou. Aujourd’hui, à deux reprises différentes, je me suis rappelé des histoires de ce genre qui sont des fables ou des rêves à coup sûr, mais qui renferment de hautes et mystérieuses moralités.

— Comment cela, monsieur Goefle ?

— Eh ! mon Dieu ! il est arrivé à mon père, qui était, comme moi, avocat et professeur en droit, de voir le fantôme d’un homme injustement condamné à mort il y avait plus de dix ans, et qui lui demandait justice pour ses enfans dépouillés et réhabilitation pour sa mémoire. Il vit ce spectre au pied du gibet un jour qu’il passait par là. Il examina l’affaire, découvrit que le fantôme lui avait dit la vérité et gagna le procès. C’était une illusion sans doute que ce fantôme, mais c’était un appel à la conscience de mon père. Et d’où lui venait cet appel ? Du fond de la tombe, assurément non ; mais du ciel, qui sait ?

— Eh bien ! monsieur Goefle, que concluez-vous de votre apparition de cette nuit ?