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de l’ouvrage. Quoiqu’il s’attaquât aux préjugés, il prenait l’époque par ses deux passions : il l’entretenait de la nature, et il lui servait un somptueux festin d’érudition. La forme même qu’avait adoptée l’écrivain lui était favorable ; son livre n’était point un traité méthodique d’une seule haleine, c’était une collection de notes et d’essais écrits au hasard de ses lectures ou de ses réflexions, et classés ensuite par ordre de matière. Dès les premières pages de cet omniana, on se sent transporté en un âge d’or littéraire où le domaine de l’intelligence n’est pas encore partagé en provinces distinctes, assignées chacune à une classe différente d’esprits. La chimie et l’interprétation de la Bible, l’astronomie et l’histoire, les sciences naturelles et la peinture ne sont pour Browne qu’un seul et même monde, qu’il parcourt en tout sens afin d’y pourchasser l’erreur. Bien plus, il en appelle à ses souvenirs d’érudit pour illustrer son anatomie ; au milieu de ses raisonnemens, il laisse éclater la poésie de ses émotions personnelles ; à travers sa science, il laisse apercevoir sa conscience et son imagination. Il en résulte une impression de plénitude comme celle que donne une musique largement orchestrée. Cœur, âme et raison, nous avons sous les yeux un être vivant tout entier. La méthode de nos savans modernes a sans doute de grands avantages : en se renfermant strictement dans le sujet qu’ils veulent traiter et en n’exprimant que les pensées qui peuvent mener à fin leur thèse, ils donnent à leur exposé un haut degré de précision ; mais ils sont bien arides aussi. Leur logique, suivant un mot de Carlyle, est une logique d’hommes d’affaires, et dans leurs écrits il n’y a plus rien littéralement que la matière dont ils dissertent. En France particulièrement, nous poussons bien loin le principe de Geoffroy Saint-Hilaire, — qu’il ne s’agit pas de s’émerveiller. Nous avons d’admirables traités scolaires, mais il nous manque une autre littérature scientifique, celle où l’homme, en exprimant ses connaissances, exprime aussi les sentimens qu’elles éveillent en lui. À la longue, ce défaut pourrait tourner au détriment de la science. Si les livres impersonnels de nos savans sont excellens pour enseigner, ils sont très mauvais pour inspirer le désir d’apprendre, et faute de la littérature dont je parlais, nous risquons d’éloigner des sciences les natures de génie et d’initiative.