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transfiguré par Rossini, est le fruit exquis d’un art et d’une civilisation que nous voyons s’éteindre sous nos yeux. On fera autre chose sans doute, car je ne veux pas médire des siècles futurs, mais on ne produira plus de chefs- d’œuvre comme le Mariage secret, et on n’aura plus de chanteurs pour les interpréter comme Louis Lablache.

Ce grand artiste est né à Naples le 6 décembre 1795, d’un négociant français qui était venu s’y établir aux premiers troubles de la révolution française, en 1791. Sa mère, femme de beaucoup de caractère, était irlandaise. Le père de Lablache, dont les opinions politiques étaient celles de la grande génération de 1789, fut ruiné, et faillit être victime de la sanglante réaction qui eut lieu à Naples en 1799. La mère de Lablache fut aussi arrêtée. Lorsque Joseph Bonaparte fut nommé roi de Naples, il ordonna que toutes les familles françaises qui avaient souffert de la contre-révolution opérée par le cardinal Ruffo et ses bandits fussent indemnisées autant que possible des pertes qu’elles avaient éprouvées. C’est par un décret spécial du roi de Naples que Lablache fut admis au Collège royal de musique, la seule institution de ce genre qui existât alors et dans laquelle on avait fondu les trois célèbres écoles de musique du XVIIIe siècle, celle dei Poveri di Jesu-Christo, di San-Onofrio et la Pietà dei Turchini. C’est en 1806 que Lablache, âgé de onze ans, entra au conservatoire de Naples, dirigé alors par Tritta et Fenaroli. Conformément aux principes des vieilles écoles d’Italie, le jeune Lablache, en étudiant les élémens de la musique vocale ou solfeggio, apprenait aussi à préluder sur quelque instrument. Il ne paraît pas que les dispositions de notre grand virtuose fussent d’abord aussi évidentes que les succès qu’il a obtenus depuis dans toutes les capitales de l’Europe. Il était distrait, turbulent et fort indocile. Une circonstance, assure-t-on, vint tout à coup révéler sa vocation. Un de ses camarades devait jouer une partie de contre-basse dans un exercice public. L’élève tombe malade quelques jours avant. Le maître de Lablache lui dit alors : « Vous connaissez un peu le mécanisme du violoncelle, il ne vous sera donc pas impossible d’exécuter sur la contre-basse la partie de votre camarade. » Le jour venu, Lablache répondit avec succès à la bonne opinion qu’on avait eue de son aptitude. Si nous rapportons cette anecdote, qui traîne partout et que M. Fétis n’a pas dédaigné de. consigner dans sa Biographie universelle des Musiciens, ce n’est pas que nous y attachions une grande importance. Ce sont là de petites légendes que les hommes célèbres, surtout les virtuoses, aiment à propager. Lablache était fort habile et très fécond dans ce genre de fictions populaires. Il fallait l’écouter, s’amuser de son esprit et faire des réserves sur le fond historique. Impatient de jouir de sa liberté, Lablache s’enfuit plusieurs fois du conservatoire. L’autorité fut même obligée de le faire appréhender par des gendarmes qui le ramenèrent au bercail. Ces escapades de Lablache donnèrent lieu à une ordonnance royale, qui est encore en vigueur, et d’après laquelle il est défendu à tout entrepreneur de théâtre d’engager un élève du conservatoire sans la permission du gouvernement.

Enfin Lablache débuta au petit théâtre de San-Carlino, où l’on donnait des opéras bouffes en dialecte napolitain. C’était en 1812. Quelque temps après ses débuts, Lablache épousa la fille d’un célèbre comédien, Pinotti, et partit