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inaccoutumés, attrayant prélude de quelque grand événement maritime. Le soleil éclaire d’une lumière vaporeuse le pont des frégates, chargées de dix mille hommes de troupes anglaises et françaises que commandent les généraux Bazaine et Spencer. Enfin l’ordre de se mettre en marche est donné ; un bruit unique succédé aux mille bruits divers qui se croisaient il n’y a qu’un instant. C’est un immense grincement répercuté d’écho en écho, de grève en grève, et produit par les chaînés massives des ancres qui éraillent les écubiers au puissant appel des cabestans. On dirait le hennissement d’impatience que pousse un coursier fougueux au moment du départ. L’escadre française a bientôt dérapé[1] ; elle déploie sa longue ligne de bâtimens qui mesurent leur vitesse et règlent leur marche sur les mouvemens du vaisseau amiral, pendant que la flotte anglaise, opérant la même manœuvre, dessine tribord à elle[2] une parallèle si régulière qu’on la dirait tracée par le pinceau de Gudin ou d’Isabey. Trente-huit bâtimens arborent le pavillon français, et un nombre à peu près égal les couleurs britanniques. Le Royal-Albert porte à son grand mât le guidon de l’amiral Lyons[3]. Nous marchons vers Odessa.

Le ciel ne tarde pas à se couvrir de brume, et la mer se fait houleuse. Pendant plusieurs heures, nous filons sept nœuds ; mais à la tombée de la nuit l’amiral ordonne de ralentir. L’escadre anglaise s’éloigne de nous insensiblement, elle prend le large pour contourner un banc ; nous continuons à suivre la côte, sur laquelle nous apercevons de temps en temps de bizarres silhouettes de cosaques montés sur de très petits chevaux et armés de grandes lances. Les télégraphes russes fonctionnent constamment ; ils se dressent de distance

  1. Expression maritime qui signifie que l’ancre a cessé de toucher le fond.
  2. A sa droite.
  3. Je crois devoir rappeler ici la composition de notre escadre. On comptait sous pavillon français cinq vaisseaux à hélice (mixtes) : le Montebello (monté par l’amiral Bruat), 1er rang, avec 114 bouches à feu ; le Fleuras, 2e rang, avec 90 b. à f. ; l’Ulm, 3e rang, avec 90 b. à f. ; le Wagram, 3e rang, avec 90 b. à f. ; le Jean-Bart, 3e rang, avec 80 b. à f. ; six frégates a roues : le Vauban avec 20 bouches à feu, le Labrador avec 14 b. à f., l’Asmodée (monté par le contre-amiral Pellion) avec 16 b. à f., Cacique avec 14 b. à f., Descartes avec 20 b. à f., le Sané ; — trois corvettes à hélice : Laplace avec 10 bouches à feu, Primauguet avec 10 b. à f., Roland avec 8 b. à f. ; — deux corvettes à roues : Berthollet, portant 10 bouches à feu ; Tisiphone, en portant 6 ; — trois avisos à roues : Milan avec 4 bouches à feu, Brandon avec 6 b. à f., Dauphin avec 2 b. à f. ; — un aviso à hélice, Lucifer avec 2 bouches à feu ; — cinq canonnières à hélice : Alarme, Flamme, Flèche, Grenade, Mitraille, portant chacune 4 bouches à feu ; — six chaloupes canonnières à hélice : Bourrasque, Meurtrière, Mutine, Rafale, Stridente, Tirailleuse, portant chacune 3 bouches à feu ; — trois batteries flottantes à hélice : Dévastation, Lave, Tonnante, armées chacune de 18 bouches à feu ; — cinq bombardes (avisos à roues) : Cassini avec 2 mortiers, Ténare avec 2 mortiers et 4 canons, Sésostris avec 2 mortiers et 4 canons, Vautour avec 2 mortiers, Palinure avec 2 mortiers.