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passagères avec lesquelles elle a refusé de traiter, et des ignorances populaires qu’elle n’a pas voulu reconnaître, les droits éternels du genre humain.

Ce génie abstrait et idéal, qui se refuse avec tant d’obstination aux compromis, qui ne veut point reconnaître les nécessités des faits existans, aurait été très stérile dans tout autre pays, et n’aurait jamais enfanté que des utopies inutiles et inoffensives ; mais il n’en a pas été ainsi, grâce à deux qualités qui lui ont permis de réaliser ses chimères les plus ardentes et qui lui ont servi d’armes redoutables. Ces deux qualités sont l’ironie et la faculté de vulgarisation, que j’appellerai l’esprit prosaïque. Avec ces deux auxiliaires, le génie français a pu triompher de tous les obstacles, se rire de toutes les tyrannies, et ces armes sont bien celles du pur esprit. L’ironie était, comme on sait, l’arme du spiritualiste Socrate ; elle a été l’arme des platoniciens de tous les temps ; elle est toujours l’arme de toutes les nobles intelligences contre les insultes du fort et les oppressions des populaces. Rien n’est blessant comme le sourire d’un homme bien élevé, rien n’est terrible comme le rire d’un grand esprit. Et en effet qu’est-ce au fond que l’ironie ? Elle naît d’un sentiment profond de ce qu’il y a d’inharmonique, de discordant dans un caractère, dans un état social, dans une institution, d’une comparaison entre ce qui est et ce qui devrait être, entre la vérité et ce qui se donne pour la représentation de la vérité. L’ironie est de sa nature essentiellement idéaliste ; elle a le sens des réalités invisibles et ne se laisse pas abuser par les symboles. L’âne vêtu de la peau du lion peut passer aux yeux des populations épouvantées pour le lion lui-même ; mais l’ironie s’avance, et, par-dessous la dépouille empruntée, montre le pelage du ridicule animal. Aucune fausse représentation des choses idéales, aucun mensonge sacré ne tiennent devant elle. Elle n’a point de préjugés ni de préférences partiales pour telle institution ou pour telle doctrine, car elle sait que toutes ont leur place dans le royaume de l’esprit ; mais elle veut trouver une exacte conformité entre la chose représentée et la représentation extérieure. Elle n’est point, comme on l’a tant répété, un dissolvant, une ennemie de l’ordre social et des lois divines et humaines ; mais elle est, il est vrai, une ennemie irréconciliable de toutes les fausses lois divines et de tous les titres usurpés. Elle dit à la tyrannie : « Tu n’es point la royauté. » Elle dit à la simonie et à la persécution : « Vous n’êtes point la religion. » Elle dit à la famille fondée sur le droit d’aînesse : « Tu n’es point la famille patriarcale. » Habile à reconnaître les masques, elle les arrache et montre les vrais visages. Tel est l’esprit qui anime tous les grands écrivains français les plus divers, Rabelais et Montaigne, Pas-