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vie humaine, et néglige les conceptions qui relèvent d’une idée mère largement développée. Elle excelle dans la peinture des détails, elle possède un regard pénétrant, et rend bien ce qu’elle a vu ; mais elle éparpille son intelligence sur un trop grand nombre d’objets, et ne prend pas soin de concentrer ses souvenirs. Il y a vingt ans, on exagérait le développement ; on voulait que toute pensée, quelle qu’en fût la valeur, fournit un millier de pages. Aujourd’hui on ne prend pas la peine de choisir une donnée qui se prête à de nombreuses modulations. Je parle, bien entendu, des écrivains sérieux, car si je tenais compte des faiseurs, mon affirmation serait dépourvue de tout fondement. Nous avons des romans en vingt volumes, dont la dernière page nous promet un reste complémentaire en dix volumes, et parfois même la dernière page de ce complément nous fait une promesse nouvelle. Dans le domaine de la vraie littérature, le seul qui mérite de nous occuper, je voudrais voir se produire des œuvres moins nombreuses, mais plus importantes. Il se fait encore des récits ingénieux, des récits pathétiques ; il se fait bien peu de récits qui soulèvent une discussion sérieuse. Les écrivains qui savent inventer escomptent leur avenir, au lieu d’attendre patiemment le jour où leur pensée, fécondée par la méditation, donnerait des fruits plus abondans. Je ne dis pas que l’imagination soit appauvrie dans notre pays, Je dis seulement qu’au lieu de produire de grandes œuvres comme elle le pourrait avec le secours du temps, elle se complaît trop souvent dans les œuvres qui ne demandent qu’un mois de travail. Je me hâte de reconnaître que la nouvelle génération littéraire ne doit pas supporter toute la responsabilité de la faute que je signale. Si elle écrit des œuvres de courte haleine, ce n’est pas que l’haleine lui manque ; c’est qu’elle se trouve en face d’une génération de lecteurs dont l’attention se fatigue rapidement : elle mesure ses efforts sur les habitudes de ceux qui l’écoutent. C’est là sans doute une excuse, ce n’est pas une justification. C’est aux esprits capables d’inventer qu’il appartient d’élever le niveau du goût public. Qu’ils produisent des œuvres de longue haleine, qu’ils concentrent leurs facultés sur une donnée féconde, au lieu de consumer leur vie dans la peinture, des détails, et le goût public sera bien forcé de se réformer. Ceux qui pensent par eux-mêmes, ceux qui trouvent pour leurs émotions, pour leurs souvenirs, une forme que la foule ignore, doivent dominer la foule. C’est à eux qu’appartient le gouvernement des esprits dans le domaine du goût : dès qu’ils obéissent au lieu de commander, ils oublient leur mission et leur dignité.


GUSTAVE PLANCHE.