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mer, il faut nécessairement traverser les montagnes au bord de Bouchir. Or, entre la plage et Kazèroûn, les montagnes sont très profondes ; elles forment plusieurs chaînes qui se relient les unes aux autres, où l’on ne passe que par des gorges étroites, et qui, très peu praticables pour des muletiers, ne le seraient pas du tout pour une armée. Il est un de ces défilés, entre autres, où un général ne saurait avoir la témérité d’aventurer ses troupes, On n’y marche que sur des roches où les fers des mules ont çà et là marqué une légère trace de sentier, mais où la main des hommes n’a jamais cherché à ouvrir un chemin. Entre des rocs gigantesques, dont la cime semble soutenir le ciel, le vide se rencontre à chaque pas. On a construit en quelques endroits de petits murs en pierres sèches qui servent de chaussées, qui s’accrochent aux saillies, et sur lesquels on passe alternativement d’un bord à l’autre par-dessus l’abîme, qu’on enjambe tantôt au moyen d’un petit pont, tantôt sur une roche jetée en travers. Entre ces masses de pierres entassées, oubliées de Dieu dans le chaos, se creusé un gouffre dont l’œil ne mesure pas le fond, et c’est au-dessus de cette crevasse béante, produite par un des craquemens de notre croûte terrestre, qu’il faudrait passer un à un à pied, avec la lenteur imposée par l’ascension, doublée par les inévitables embarras d’une troupe marchant sur une seule file. L’art a certes bien peu fait là ; mais, si inhabile et insouciant qu’il y apparaisse, il a néanmoins fourni le moyen de traverser ce passage, qui sans lui serait infranchissable. Comment ferait l’armée anglaise, si, par une prévoyance bien simple, le châh donnait l’ordre de rompre les ponts et de précipiter au fond de l’abîme tout ce qui permet à peine au fantassin le plus intrépide de poser un pied incertain ?

Si par hasard les Persans oubliaient de couper le chemin, une armée européenne pourrait vaincre probablement ces obstacles naturels, quels qu’ils fussent ; mais une troupe anglo-indienne peut-elle être assimilée à une armée européenne ? Escortée d’un nombre considérable de serviteurs, de bêtes de somme, de femmes même, sa marche se trouve entravée d’une façon funeste dans les momens de péril. Il faut se rappeler que l’armée anglaise qui pénétra dans l’Afghanistan en 1838 comprenait 22,000 hommes, parmi lesquels on ne comptait que 12,000 combattans, dont 3,000 Européens, et que cette armée avait à sa suite, pour ses bagages, provisions, etc., 27,000 chameaux. Avec une pareille organisation, on conçoit que le passage d’un défilé devienne fort embarrassant et fort dangereux, par suite de l’encombrement et du peu de facilité qu’auraient à se mouvoir les soldats, seuls instrument actifs au milieu d’une multitude sans défense. Il suffirait de quelques hommes déterminés, — et il s’en trouverait beaucoup, — qui du haut des rochers fissent simplement rouler des pierres, pour écraser toute une armée ; il suffirait