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Depuis les malheurs qui avaient accablé la Prusse, son esprit ardent et inventif n’avait cessé de combiner les moyens de la retirer de l’abîme où l’avaient précipitée ses fautes. L’emploi des procédés réguliers lui paraissant insuffisant, il avait jugé que c’était dans le sentiment moral des masses graduellement excité qu’il fallait chercher le levier destiné à relever la puissance prussienne. Dans son exil, il fut constamment l’âme de cette opposition contenue, mystérieuse, mais ardente et générale, qui, à dater de 1808, se forma dans ce pays contre notre domination. Jamais il ne déploya plus d’activité et de ressources que dans les années qu’il passa à Prague et à Saint-Pétersbourg, et, proscrit, il nous a peut-être fait plus de mal que s’il eût continué de siéger dans les conseils du roi. Les lettres qu’il adressait à ses amis, les frères du roi, le prince Antoine Radzivill, Scharnhorst, Blücher, Gneisenau, Pfuhl, Munster, étaient de véritables programmes de soulèvement. « Organisons militairement et sans retard toute la nation, écrivait-il ; soutenons l’esprit public en l’élevant, tant au nom des principes moraux et religieux que par des combinaisons politiques qui développent dans toute leur activité les forces nationales. » Puis il proposait pour modèle les Vendéens, la convention, si grande dans sa résistance contre l’Europe, les montagnards du Tyrol et les bandes fanatisées des guerrillas.

Frédéric-Guillaume connaissait les menées ténébreuses de son ancien ministre. Il lui eût été facile de les lui interdire ; il ne le voulut pas, parce qu’il entrait dans ses calculs de ménager, pour le temps des grandes épreuves, ce puissant moteur de la passion nationale.

Dans les premiers temps de son séjour à Saint-Pétersbourg, Stein avait su démêler les vues ambitieuses que nourrissait le gouvernement russe sur le grand-duché de Varsovie. Il en avait été vivement alarmé, et il n’avait pas hésité à signaler le danger à tous ses amis. Le 7 novembre 1812, il écrivait au comte de Munster, qui se trouvait alors à Londres : « Empêchons à tout prix la formation d’un royaume de Pologne, en tout cas inutile, et peut-être menaçant pour l’Allemagne. Que l’Angleterre et l’Autriche se réunissent pour s’opposer à ces désirs sauvages ! » Lorsque le baron de Stein écrivait ces mots si judicieux, l’homme d’état maîtrisait encore chez lui la véhémence du chef de parti et les ressentimens de l’exilé. Bientôt malheureusement cette sagesse l’abandonna : dominé par la crainte que le tsar ne fît sa paix directement avec Napoléon aux dépens de la Prusse, préoccupé avant tout de lier étroitement les intérêts russes aux intérêts allemands, il se donna sans réserve à l’empereur Alexandre, et en acceptant les pouvoirs de commissaire impérial dans la Prusse orientale, il tomba à la condition d’un fonctionnaire russe. Emporté par l’ardeur de la lutte, il crut que tout serait sauvé, si les Français étaient chassés de l’Allemagne. Il ne vit pas qu’arracher la