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vifs et brillans. Après qu’il nous eut quittés, bien longtemps encore nous continuâmes à recevoir de ses lettres et de ses ouvrages. Une fois il écrivit que, son prince voulant absolument le marier à une demoiselle, il devait se soumettre, mais que son cœur ne cesserait jamais d’appartenir à Frédérique. Puis la vieille Sophie ajoutait que ni les succès ni les honneurs n’avaient pu le distraire de la mémoire de ces heureux jours, et racontait comme preuve qu’elle-même s’était vue complimenter, huit ou neuf ans plus tôt, au nom du poète, par un ouvrier du pays que Goethe avait rencontré chez un serrurier de Weimar.

— Et Frédérique, Frédérique, que devint-elle ? Est-il vrai qu’elle soit morte dans la misère ?

— Dieu merci, on a beaucoup exagéré, quoique, à vrai dire, elle n’ait pas toujours comme lui marché sur des roses ! À la mort de nos parens, elle s’occupa d’éducation et fut accueillie en France chez une de ses anciennes amies mariée à un M. Rosenstiel, Danois d’origine et secrétaire d’ambassade. Elle réussissait à merveille et se faisait partout bien venir de la société de Versailles et de Paris, lorsque la terreur la força de rentrer au pays. Elle quitta Paris en 1794, un peu avant la chute de Robespierre, et vint à Diessburg s’établir chez Salome, qui avait épousé le pasteur de l’endroit, et dont elle éleva la fille. Si Frédérique avait voulu se marier, croyez que les propositions ne lui auraient point manqué : il en pleuvait au contraire ; elle refusa tout. Le cœur qui fut aimé de Goethe, répondait-elle toujours, ne saurait plus appartenir à personne. Quand Salome mourut, elle lui confia sa fille. Frédérique promit de s’en charger, et Dieu a permis à ma pauvre sœur de vivre assez longtemps pour tenir jusqu’au bout sa parole.

En effet, en 1813, la jeune nièce de Frédérique se maria sous les yeux de sa tante au pasteur de Meissenheim, un M. Fischer qui, je crois, vit encore. Ce fut le dernier ouvrage de cette âme honnête et dévouée ; après la cérémonie, elle supplia Sophie de ne plus la quitter, car, disait-elle, il faut que les jeunes gens vivent pour eux, et je me sens si seule ! Ses pressentimens ne la trompaient pas : six semaines après, elle s’éteignait sans souffrance, et ce neveu qu’elle vit marier la conduisait au cimetière au milieu des pleurs et des regrets de toute cette petite population qui perdait en elle une sœur de charité. Comme elle mourut en Dieu, on peut dire que son avant-dernière pensée fut pour Goethe, pour ce Wolfgang dont elle n’avait jamais parlé qu’avec révérence, répondant aux allusions amères qu’on pouvait faire sur sa conduite envers elle qu’il était trop grand, elle trop humble, et que sa carrière avait tendu trop haut pour qu’il eût pu songer à la prendre pour compagne.

Ainsi, tant qu’elle vécut, elle resta fidèle à ce premier amour de