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dans son cœur par l’arbitraire d’un gouvernement qui avait substitué son bon plaisir à la liberté et à la conscience même de la France[1].

Louis XIV avait à peine fermé les yeux, que la réaction se déploya avec une audace chaque jour croissante. Les plus redoutables problèmes de l’ordre social ne furent pas creusés avec moins de hardiesse que ceux de l’ordre religieux, et la société élégante, disciplinée par le grand roi, sua la licence par tous les pores. Sous le coup d’excitations de plus en plus vives, qui, sans rien modifier dans l’organisation administrative, bouleversaient toutes les idées, et laissaient la nation aussi inhabile à pratiquer la liberté qu’incapable de supporter le pouvoir, on arriva à l’épreuve suprême. Alors s’opéra la mixture la plus étrange entre les traditions très vivantes encore du XVIIe siècle et les aspirations de l’esprit philosophique du XVIIIe. Le peuple tira contre la noblesse les dernières conséquences du système qui, en dépouillant celle-ci de tous ses droits utiles, l’avait affublée des honneurs les plus blessans et les plus universellement odieux. La bourgeoisie acheva contre les parlemens et contre l’antique organisation provinciale la rude guerre que leur avaient faite Colbert et Pontchartrain. Au gouvernement de Louis XIV on emprunta donc toutes ses tendances à l’unité législative, à l’uniformité des méthodes, à l’égalité géométrique des subdivisions administratives et judiciaires. Au XVIIIe siècle on prit un large contingent de théories politiques ; on chercha dans Montesquieu les règles du mécanisme constitutionnel, en empruntant à Rousseau des doctrines presque toujours inconciliables avec celles-ci. L’anarchie emporta bientôt l’œuvre à laquelle manquaient, pour la défendre contre ses propres incohérences, la sagesse et la modération de ses auteurs. Depuis soixante ans, la France se trouve ainsi ballottée entre deux courans d’idées dont il reste dans sa destinée de tenter toujours la conciliation, si vains que tant d’efforts soient demeurés jusqu’ici. La nation veut le gouvernement fort auquel son histoire l’a visiblement prédisposée ; mais elle ne veut pas moins résolument qu’une large place y soit ménagée au contrôle de l’opinion, au mouvement de l’intelligence et de la pensée. Mal préparée à gérer elle-même ses propres affaires, elle l’est encore moins à reposer longtemps en paix sous le despotisme. Si divergentes que puissent sembler ces dispositions, le problème de son avenir n’est soluble que par leur accord, et le XIXe siècle aura sans doute fort avancé son cours avant d’avoir confondu dans un symbole définitif les traditions opposées des deux âges précédens.

  1. Voyez le célèbre projet de mémoire au roi écrit en 1694 et publié par M. Renouard, d’après le fac-similé de Fénelon, dans l’édition complète de ses œuvres.