Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/711

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’esprit après l’émotion profonde que nous a fait éprouver un chanteur comme Garcia, Davide, Rubini, ou leur imitateur, M. Mario de Candia ? Il reste un nom et le vague souvenir d’un ravissement éphémère qu’on ne peut ni évoquer en soi d’une manière satisfaisante, ni communiquer aux autres. Le propos d’Eschine, après avoir lu à ses disciples le discours de la couronne de son rival Démosthène : « Ah ! si vous aviez entendu le monstre lui-même ! » ce mot qui exprime avec tant d’énergie tout ce qui ne peut être conservé de la voix, du geste, de l’action vivante d’un grand orateur, est bien autrement significatif, appliqué à un chanteur, qui ne laisse après lui qu’un écho dont chaque jour efface la vibration.

L’artiste distingué dont je veux aujourd’hui apprécier le talent, en fixant quelques dates de son existence, n’a point été une de ces organisations d’élite qui semblent destinées à parcourir une carrière plutôt qu’une autre. Né à Gazzaniga, petit bourg près de Bergame, le 23 janvier 1789, Marco Bordogni était fils d’un paysan plus chargé de famille que de richesse. Un ménétrier de village qui se nommait Simon, et qui était aveugle, lui enseigna les premiers élémens de la musique. Je ne sais comment le jeune Bordogni était parvenu à se procurer une vieille épinette sur laquelle on l’exerçait à tirer quelques accords qui, en charmant son oreille, donnaient l’essor à son instinct musical. Il paraît que la mère de Bordogni, quoique Italienne et simple paysanne, avait des nerfs délicats et fort irritables qui ne s’accommodaient pas des sons aigrelets de l’épinette. Un jour donc que son fils était absent, la bonne femme, plus agacée que jamais, porta une main sacrilège sur l’instrument de son supplice, et en brisa toutes les cordes. On imagine quelle fut la douleur du jeune Bordogni, lorsqu’en rentrant il trouva l’épinette qui était sa grande joie sourde à ses caresses, et réduite à l’état de corps sans âme l Désolé de cet acte de vandalisme maternel, le virtuose confia à son père le désir qu’il avait d’aller loin de son village chercher une meilleure épinette et des maîtres plus savans que le ménétrier Simon. Le père, loin de s’inquiéter de cette précoce résolution d’indépendance, encouragea son fils à y persévérer. On lui fit un petit trousseau composé de quelques chemises, d’un peu de farine de maïs pour faire de la polenta, de trois écus enfermés précieusement dans une bourse en cuir qu’on attacha à son cou par une bonne ficelle, et, chargé de son léger fardeau et de la bénédiction des auteurs de ses jours, Bordogni prit la grande route qui conduisait à Bergame. C’est ainsi que la belle et pauvre Italie, si maltraitée par le sort, envoie à travers le monde ce nombre prodigieux d’enfans industrieux qui, depuis le conducteur d’ours, le marchand de statuettes et le pifferaro des Abruzzes portant avec noblesse ses guenilles pittoresques, jusqu’au chanteur célèbre et au génie immortel qui crée le Barbier de Séville, charment les loisirs des nations indépendantes. L’art et la papauté, qui est une autre manière de virtuosité, voilà tout ce qui reste au beau pays qui a civilisé l’Europe !

Arrivé dans la ville de Bergame, célèbre par les arlequins et les bons ténors qu’elle a produits, le pauvre voyageur trouva un refuge chez une bonne femme qui, prenant intérêt à sa jeunesse, le logea, pour quelques sous, dans une mansarde de sa maison. Il ne mangeait qu’une fois par jour, économisant son petit pécule et copiant de la musique pour les maîtres qui voulaient bien employer son zèle. Peu à peu Bordogni étendit ses relations