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deux camps, également ennemis en sens contraire de la liberté, L’un prétend se passer absolument de l’individu : pour guérir le mal dont nous souffrons, il demandé à l’élargir encore. Les mécanismes politiques qui gênent notre vie publique respectent au moins notre vie privée ; mais le partiront nous parlons, loin de voir là un bien, y voit un mal, et il étend aux relations matérielles l’oppression que les hommes n’ont jusque présent ressentie que dans la vie morale. L’autre fraction de ce parti se déclare en principe favorable à la liberté et le paraît en effet ; mais ; égarée par une fausse idée d’égalité, elle écrase l’individu sous le poids des multitudes. Elle ne reconnaît pas de différences ; elle ne pèse que la matière humaine, elle ne tient compte que de la quantité. Pour elle, tout homme est un individu ; elle ne veut pas ou ne sait pas reconnaître que l’individualité n’est pas un fait spontané, mais une œuvre d’éducation, d’élaboration lente et successive, et que la liberté s’acquiert au même titre que s’acquièrent toutes les choses de ce monde : la richesse, la renommée, le crédit moral. Elle veut faire trop d’honneur à la nature humaine, et cet honnête désir l’entraîne souvent en fait à prendre pour la nature humaine ce qui n’en est que la matière première. Certes mieux vaut encore se fier à des mécanismes fabriqués au moins par une main savante qu’aux grossiers instincts des multitudes ; mieux valent toutes les immobilités du pire des statu quo que les orages du hasard.

Cependant, malgré tant d’obstacles, la force de la liberté est tellement puissante qu’il n’y a point à douter de son triomphe définitif, et néanmoins-il se présente encore ici une objection. Je ne doute point de la force d’impulsion de l’individu en France : il en a donné trop d’exemples mémorables. Ce dont on peut douter, c’est de sa force de patience et de modération. L’esprit d’inertie et de résistance est de toutes les qualités qui constituent l’individualité la plus difficile à acquérir ; celles qui relèvent de la passion s’apprennent assez d’elles-mêmes. Or Il y a dans notre caractère national une tendance qui demande à être sérieusement surveillée. Je ne sais pourquoi l’esprit français été qualifié d’esprit pratique ; il doit sans doute cette réputation à sa souplesse et à son élasticité, qui le font rebondir sur lui-même et l’empêchent de demeurer au fond des abîmes où il est tombé. Le caractère français est à la fois routinier et utopique ; la force de l’habitude et la force des chimères le tirent également en sens contraire. Le peuple français n’habite jamais le présent pour ainsi dire, et il ignore par conséquent l’étoffe dont la liberté est faîte. Il se rejette vers le passé sans l’aimer, souvent même sans le con naître ; il s’élance vers l’avenir sans le redouter, et surtout sans le préparer. Son ennemi, c’est le présent, dont il ne tient aucun compte,