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Molière et Corneille sont deux génies originaux; quant à Racine, dont l’originalité n’éclate pas d’une manière aussi évidente, il faut pourtant reconnaître qu’il ne peut être confondu, non-seulement avec aucun poète de la France, mais avec aucun poète de l’Europe. Malgré sa fervente admiration pour l’antiquité, malgré les leçons de Lancelot, qui lui permettaient de lire Sophocle couramment dès l’âge de quatorze ans, il y a dans ses œuvres une date certaine; la nature des sentimens qu’il développe, la forme qu’il donne à sa pensée, lui assignent une place à part. Il ne faut donc plus répéter que Racine ne représente rien dans l’histoire de la littérature dramatique. Après avoir comparé les pages de Tacite sur Néron à la préface de Britannicus, on peut s’étonner que la tragédie française demeure si loin de l’original romain; après avoir comparé Athalie au Livre des Rois, on peut se demander pourquoi le poète français a négligé tant de traits importans, tant de traits caractéristiques : on ne peut nier pourtant que ces deux ouvrages ne révèlent une grande puissance de conception. Les pages de Tacite, les pages du Livre des Rois sont plus émouvantes que Britannicus et Athalie, je l’avouerai sans hésiter; cependant, si l’on tient compte du temps où ces œuvres se sont produites, on est obligé de les considérer comme de grandes hardiesses. Sans vouloir établir aucune comparaison entre Pierre Corneille et Jean Racine, il est permis d’envisager l’auteur de Cinna et d’Horace comme un libre interprète de l’histoire romaine, qui même, en omettant des épisodes importans, trouve moyen de demeurer grand et pathétique. Le récit du combat des Horaces et des Curiaces, dans Tite-Live, est plus vivant, plus animé, plus tragique, je l’avoue, que dans la pièce de Pierre Corneille. Malgré les artifices du langage, qui frappent tous les yeux, les pages de l’écrivain latin excitent en nous une émotion d’un ordre presque surnaturel, et s’emparent de notre esprit avec une telle puissance que l’attention ne languit pas un seul instant. Les cérémonies religieuses qui précèdent le combat, et que Corneille a négligées, donnent au développement de cette action une majesté singulière; mais les imprécations de Camille, maudissant le meurtrier de son amant, suffiraient pour marquer la place de Corneille parmi les maîtres de l’art. Nous devons regretter que le poète français ait étudié Lucain et Sénèque avec plus d’attention et de sympathie que Virgile et Tite-Live, et pourtant, malgré cette fâcheuse préférence, il marche de pair avec les plus beaux génies de l’Europe.

Ainsi, pour tout homme de bonne foi qui a pris la peine d’étudier la question, le théâtre français du XVIIe siècle n’est pas une imitation servile de l’antiquité. Ni la comédie ni la tragédie ne relèvent directement de la Grèce et de l’Italie. Corneille, Racine et Molière