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étant allée passer la journée chez une de ses amies, rentrait chez elle à la tombée de la nuit ; elle monte l’escalier sans lumière et suivie d’une de ses femmes ; tout à coup un être sort d’une des pièces d’en haut, descend, quelques marches au-devant de ma fille, arrive jusqu’à elle, s’embarrasse dans ses vêtemens et la fait trébucher ; elle pousse un cri, se relève… La lune se montrait en ce moment, et ma pauvre fille crut apercevoir un chat noir qui s’enfuyait à toutes jambes. Peut-être n’en était-ce pas un, peut-être n’était-ce qu’un chat gris ; c’est ce que je m’efforçai en vain de lui persuader ; rien ne put lui tirer de la tête que le chat qui l’avait renversée était un chat noir.

J’attendais toujours la fin de l’histoire ; cependant il n’y avait plus rien, et l’histoire était finie. Je tâchai de découvrir, sans néanmoins trahir mon ignorance en pareille matière, ce qu’il y avait de si particulièrement effrayant en cette rencontre. Tout ce que je pus comprendre, ce fut que les chats noirs sont des esprits malfaisans dont la visite est du plus triste présage. Quelque absurde qu’en fût la cause, le mal n’en existait pas moins. Je recommandai la distraction, l’exercice ; mais quelles distractions peut-on se procurer, à quel exercice salutaire peut-on se livrer dans l’enceinte d’un harem, et surtout d’un harem de campagne ? Je me promis de ne pas passer par kuprin à mon retour, car il m’en aurait coûté de voir les ravages que quelques mois de maladie devaient opérer sur la jolie fille de mon hôte bourru.

Pendant les trois jours qui suivirent notre halte à Kuprin, la pluie tomba presque constamment et ne nous quitta guère qu’à Kircheir. Je n’ai gardé de ces longues heures de marche que le souvenir d’une soirée passée à Merdéché, village turcoman. Nous y étions arrivés un peu avant le coucher du soleil. Pendant que notre cuisinier préparait le souper, je sortis du village et me dirigeai vers la fontaine, qui n’en était éloignée que de quelques pas. J’y étais a peine, qu’une procession de jeunes filles, sortie des maisons, vint y puiser de l’eau. Elles portaient de larges pantalons bleus noués autour de la cheville, un étroit jupon rouge ouvert sur les côtés et traînant par derrière, mais relevé et retenu par des cordons de couleurs diverses. Une écharpe roulée plusieurs fois autour de la taille séparait le jupon rouge d’une jaquette de la même couleur, à manches étroites descendant jusqu’au coude, ouverte sur la poitrine, qu’une chemise en étoffe blanche très fine recouvrait seule. Pour coiffure, elles n’avaient qu’un fez à long gland, orné et presque entièrement couvert de pièces de monnaie. Les cheveux tressés pendaient presque jusqu’à terre, et chaque natte était terminée par un petit paquet d’autres pièces de monnaie qui étaient comme semées sur toutes les parties de l’ajustement, — sur le corsage, sur les manches et sur la chemise.