Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

personnage de Médée, ce sentiment est développé avec un art ingénieux. Si la fille barbare ressemble trop à une femme de notre temps, ce n’est pas là un grief qui puisse mettre en péril le talent de la tragédienne. Le rôle de Médée, bien qu’il ne s’accorde pas avec le caractère moral des temps héroïques, assurait à Mlle Rachel de nombreux applaudissemens. Elle a consulté son caprice au lieu de consulter le bon sens : elle doit comprendre maintenant qu’elle s’est trompée ; elle attendra peut-être longtemps avant de rencontrer un rôle fait à sa taille, qui lui permette de montrer avec autant d’avantage tous les dons qu’elle possède. La sympathie publique a réparé, autant qu’elle le pouvait, le tort fait au poète. Quant à la tragédienne, elle trouve dans cette sympathie même la juste condamnation de sa conduite ; les railleries banales de son avocat ne sauraient prévaloir contre l’opinion unanime des esprits éclairés.

J’aborde maintenant la question du style. Le langage de Médée s’accorde-t-il avec la donnée de la tragédie ? La question n’est pas difficile à résoudre. Chacun sait en effet que le langage figuré est un des caractères distinctifs des époques héroïques. Or dans le style de M. Legouvé tous les personnages parlent généralement une langue prosaïque. Il y a donc contradiction entre la date de l’action et le style de l’ouvrage ; il serait superflu de le démontrer. Mais pourquoi le style de la Médée est-il prosaïque ? Serait-ce chez M. Legouvé un parti pris ? Partagerait-il l’opinion insensée accréditée vers la fin du siècle dernier ? croirait-il que les meilleurs vers sont ceux qui se rapprochent de la prose et peuvent au besoin se confondre avec elle ? J’aime à penser qu’il n’en est rien. Ce qui me parait évident, et mon avis sera, je crois, partagé par tous les hommes expérimentés, c’est qu’il ébauche sa pensée en prose avant de lui donner la forme du vers. Or ce procédé, qui offre certains avantages pour l’élucidation de la pensée, n’est pas sans danger pour le mouvement poétique du dialogue. J’accorderai volontiers que la prose est le meilleur moyen, le moyen le plus sûr de savoir ce qu’on veut dire ; mais je soutiens qu’il existe entre la pensée naissante et l’expression qui doit la traduire une étroite sympathie, quelque chose d’analogue à ce que les disciples de Berthollet appellent l’affinité. Ce qui se passe dans le monde des corps se reproduit avec une étonnante fidélité dans le monde des idées, sans qu’il soit donné à l’intelligence humaine d’en trouver la raison. La pensée appelle l’expression, comme les corps s’appellent naturellement pour une combinaison nouvelle au moment où ils se dégagent d’une ancienne combinaison. Tous ceux qui ont étudié les sciences naturelles et pratiqué l’art d’écrire reconnaîtront sans peine la vérité de mon affirmation. Je n’entends pas instituer un parallèle puéril entre le monde des corps et le monde des idées ; je me borne à constater ce que j’ai vu, ce que j’ai senti. Eh bien ! lorsqu’au lieu de choisir pour sa pensée naissante, pour sa pensée à l’heure de l’éclosion, une forme définitive, on la consigne sous une forme provisoire, on se trouve dans un étrange embarras. L’heure venue de transformer la prose en vers, on cherche vainement à réveiller l’affinité dont je parlais tout à l’heure. La pensée se comporte alors comme se comportent souvent dans le monde des corps des élémens libres depuis longtemps ; elle n’appelle plus l’expression, et le versificateur opère a grand’peine la transformation qu’il a résolue ; l’image que le poète eût trouvée sans effort pour sa pensée naissante, le versificateur