Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/733

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’y avait plus de persécuteurs, et si les persécutés criaient, c’était par tactique et non plus par souffrance. Etrange aveuglement, dira-t-on, de la société d’avant 89, qui conspirait avec ses propres ennemis, et qui introduisait le cheval de Troie dans les murs :

Scandit fatales machina muros
Faeta armis : pueri circum innuptœque puellae
Sacra camunt fenumque manu contingere gaudent.

Ne nous étonnons pas trop de cet aveuglement ; nous l’avons vu de nos jours, quand la société d’avant 1848 s’était prise de je ne sais quelle prédilection insensée pour les romans qui lui faisaient affront ou qui la rendaient odieuse, quand les salons applaudissaient à qui mieux mieux aux récriminations envieuses de la mansarde, quand les habits noirs s’abaissaient par caprice d’imagination devant les blouses. Comme la société prétendait s’ennuyer, elle s’amusait à se laisser démolir. Ne blâmons donc pas nos pères ; ils avaient de plus une excuse que nous n’avions pas. Ils sentaient que l’ancienne société, la société inégale et arbitraire, ne pouvait et ne devait plus vivre, et qu’une société nouvelle, celle de 89, s’approchait : cette société nouvelle, fondée sur la liberté et sur l’égalité, les uns la saluaient avec espoir, les autres la laissaient venir avec un assentiment généreux ; nos pères n’abandonnaient donc qu’une maison près de s’écrouler et qu’ils avaient le droit de ne point vouloir soutenir. Quant à nous, c’est bien différent. Nous avons démoli nous-mêmes la maison que nous avions bâtie, ou nous avons sottement applaudi à ses démolisseurs. Si nos pères d’une main démolissaient 88, de l’autre ils bâtissaient 89. Nous avons, quant à nous, démoli ou laissé démolir notre maison, sans vouloir ni savoir en bâtir une autre, et les démolisseurs, qui nous semblaient si aimables ou si intéressans, n’en savaient pas plus que nous, ce qui fait que nous sommes restés dans la rue, tout ébahis de notre aventure et forcés de prendre le premier logement venu.

Le départ de Rousseau de Montmorency est le commencement de cette vie agitée et vagabonde qui fut désormais la sienne jusqu’à sa mort. Il en avait, dit-il, le pressentiment, car en embrassant Thérèse au moment du départ : « Mon enfant, lui dit-il, il faut s’armer de courage. Tu as partagé la prospérité de mes beaux jours ; il te reste, puisque tu le veux, à partager mes misères. N’attends plus qu’affronts et calamités à ma suite. Le sort que ce triste jour commence pour moi me poursuivra jusqu’à ma dernière heure. » Rousseau avait raison, mais il ne disait pas et il ne savait pas qu’il se ferait lui-même ce sort qui devait le poursuivre jusqu’à sa dernière heure.


SAINT-MARC GIRARDIN.