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Qu’est-ce à dire ? et quelles conclusions tirerons-nous de ce tableau ? J’en tire un avertissement d’abord et ensuite une espérance. L’avertissement, c’est qu’il ne faut pas trop se prévaloir de cette extrême division des races soumises au sceptre des tsars ; l’espérance, c’est que ce peuple nouveau, dont on voit l’âme naître et grandir, n’obéira pas toujours à une autorité étrangère. L’Angleterre gouverna ses colonies d’Amérique, tant que ce furent seulement des colonies ; le jour où les colonies devinrent un peuple, le peuple brisa ses lisières. Quand verra-t-on le même événement se produire en Sibérie ? Je ne sais, mais je crois fermement que cela sera. Peu importe que ce soit seulement dans un siècle ou deux ; nous laisserons du moins aux enfans de nos enfans une ressource précieuse contre le danger de l’avenir.

J’ai dit le danger de l’avenir ; il est difficile en effet, si l’on cherche à prévoir le résultat dernier de la crise immense qui tient le monde en suspens, il est difficile de ne pas rester persuadé que la Russie sera un jour maîtresse de Constantinople. Ce n’est pas, ce me semble, manquer de patriotisme que de tâcher de voir la réalité sans illusion. Je crois que nous accomplissons de grandes choses en Orient, je crois que nous suivons une politique vraiment nationale, une politique à la fois chevaleresque et réfléchie ; je crois que nous défendons le droit, la liberté, la civilisation occidentale, et que nous sacrifions héroïquement l’élite de notre armée pour une cause dont l’indolente Allemagne profitera plus que nous ; je crois donc que nous faisons ce que nous devons faire et que nous sommes fidèles à notre mission de soldats de Dieu, comme Shakspeare nous appelle ; mais enfin, quand nous aurons détruit Sébastopol, quand nous aurons achevé d’anéantir la flotte russe de la Mer-Noire, quand nous serons maîtres de la Crimée et que l’invasion de l’empire turc par les soldats du tsar sera retardée de cent ans, — dans un siècle, dans un siècle et demi, la même question reparaîtra toujours. La Russie est persévérante, l’Occident est le jouet d’une mobilité perpétuelle. Quelle sécurité est possible là où il faut veiller sans cesse ? Est-on assuré que cette vigilance indispensable ne se trouvera jamais en défaut ? Ne suffira-t-il pas d’une crise ministérielle à Londres ou d’une révolution à Paris pour que les projets de Pierre le Grand, de Catherine II, de Nicolas, puissent se réaliser ? On ne commettra plus la faute d’envoyer à Constantinople une fastueuse et insolente ambassade ; un coup de main pourra tout terminer. La diplomatie subtile et infatigable des tsars, l’ambition d’un peuple jeune, animé d’une foi ardente, impatient déjouer enfin son rôle sur la scène du monde, les divisions, l’instabilité, le matérialisme de nos sociétés vieillies, tout concourra un jour à ce dénoûment qui semble inévitable.