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célébraient je ne sais quelle fête dans les cabarets. Nous entrâmes dans une salle étroite et sombre où un Russe, assis derrière un comptoir, débitait de l’eau-de-vie à une quinzaine de femmes ostiakes. Elles avaient déjà dépensé le peu d’argent dont elles pouvaient disposer ; elles m’en demandèrent, et je leur distribuai quelques pièces. Transportées de joie, elles voulurent se montrer dignes de notre bienveillance en faisant acte de bonnes chrétiennes. À chaque verre qu’elles se versaient, elles venaient à nous, et faisaient le signe de la croix avec une solennité, avec une componction des plus comiques. » M. Erman a beau rire, une telle dégradation inspire plutôt la tristesse et le dégoût. Les Russes, si empressés à protéger leurs coreligionnaires sur les rives du Bosphore, ne devraient pas oublier qu’ils ont à remplir un office plus urgent, s’ils veulent contribuer au travail commun de la civilisation ; c’est à eux de porter la loi du Christ aux barbares de l’Asie, et cette étrange façon d’évangéliser les Ostiakes peut inspirer des doutes sérieux sur la sincérité de leur propagande religieuse dans l’empire ottoman.

Continuons de l’ouest à l’est, franchissons les forêts et les steppes des Ostiakes, traversons le Jéniséi ; nous voici chez un des peuples les plus curieux de la Sibérie du nord. Quelle est cette race vive, joyeuse, spirituelle, et qui ressemble si peu aux Ostiakes ? Ce sont les Tonguses. Ils présentent, dit-on, de singuliers rapports avec les vagabonds que l’Allemagne appelle des zigeuner, l’Espagne des gitanos, et la France des bohémiens. Plusieurs voyageurs, frappés de cette conformité, ont essayé d’établir que les zigeuner et les Tonguses provenaient d’une même origine. C’est une erreur pourtant, et une erreur dont les Tonguses pourraient se plaindre. Le tableau que M. Erman a tracé de ces peuplades incultes est plein d’une grâce attrayante. Le jour où les Russo-Sibériens auront achevé d’attirer à eux toutes les peuplades vagabondes qui les entourent, les Tonguses joueront un rôle dans cette Sibérie renouvelée. Ils sont déjà respectés par les Russes, et savent maintenir leurs droits sans vaine jactance. M. Erman a vu à Gorbovsk des Russo-Sibériens obligés de payer l’impôt à un chef de Tonguses, afin de pouvoir chasser sur les terres de sa tribu. — Ces Tonguses, dit-il, sont plus avisés et plus intelligens qu’on ne pense ; ils n’abandonnent aucune des prérogatives que le gouvernement leur accorde, et quand ils rencontrent un chasseur russe dans leurs forêts, ils ne manquent jamais de lui jeter cette question : Qui t’a invité ? À la fois libres et soumis à une sorte de constitution patriarcale, ils profitent volontiers du contact des Russes sans cesser d’être eux-mêmes. Il y a cependant plusieurs points où les Tonguses se sont déjà complètement mêlés aux vainqueurs ; à Arki, par exemple, le gouvernement russo-sibérien, afin de civiliser plus aisément ces hordes errantes, a établi des