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dans l’eau, et sont les ossemens du globe, et j’ai fait naître de l’humidité verte la terre féconde, qui est la moelle du globe. » Je sais trop peu de géologie pour entrer dans les profondeurs de ce passage ; mais quand j’entends le père Gratry dire que le mérite particulier de la géologie de sainte Hildegarde est la précision et que toute la science moderne y est expressément contenue, j’entre en défiance, et il me semble qu’alors même qu’il serait bien prouvé que Cuvier a connu ce passage en écrivant le Discours sur les révolutions du globe, sa gloire n’en serait pas diminuée.

Persuadé que rien de considérable ne peut se faire dans les sciences et dans la philosophie en dehors de l’influence théologique, le père Gratry a le plus profond mépris pour tout philosophe, tout savant, dont le christianisme lui est suspect. Locke est un esprit opaque, Kant un professeur maladroit, Spinoza un esprit faux et méchant. Il ne reste plus qu’à dire avec M. de Maistre : Condillac est un sot. Voilà des insolences de grand seigneur ; mais il y a ici tout un système. Le père Gratry prononce cet arrêt, imité des Soirées de Saint-Pétersbourg : « Depuis le milieu du XVIIIe siècle, par la faute de ce siècle, il n’y a plus de philosophie en Europe….. Depuis Leibniz, je ne vois plus qu’une nuit philosophique… » Quoi ! d’un trait de plume vous rayez de l’histoire de la philosophie l’école condillacienne, l’école allemande et l’école écossaise ! Quoi ! Hume, Reid, Adam Smith, Kant, ne sont pas des philosophes ! Cela n’est pas très sérieux. Préférez l’école cartésienne à toutes les autres, j’y consens, je m’unis à vous ; mais est-ce une raison de nier tout le reste ? Condillac n’est-il pas un esprit ingénieux ? Hume, un penseur pénétrant et un vigoureux raisonneur ? Et Reid, et Smith, ne sont-ce pas les meilleurs et les plus aimables des sages ? Enfin nier la philosophie germanique, ce n’est pas digne d’un esprit qui paraît l’avoir beaucoup pratiquée. Kant est un homme de génie, et la Critique de la Raison pure est un des grands livres de l’esprit humain. — Mais il en est sorti Hegel ! — Spinosa n’est-il pas sorti de Descartes ? Hegel lui-même n’est-il pas un esprit puissant ? Pourquoi vouloir en faire un sophiste, un méchant ? Vous parlez de Schelling avec respect, avec admiration. N’est-il pas le frère aîné de Hegel ? Pourquoi deux poids et deux mesures ? C’est sans doute que M. Schelling, sur la fin de sa vie, a fait un mouvement vers le christianisme ; mais qui sait si Hegel, en voyant les désordres de ses disciples, ne serait pas revenu aussi sur ses pas ? À le traiter de la sorte, il n’y a ni bon goût, ni justice, ni charité.

On ne peut lire sans surprise et sans une impression pénible ces lignes du père Gratry : « Selon nous, il est urgent de reconnaître enfin qu’il y a en philosophie des méchans, des méchans qu’il faut