Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/883

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mériteraient guère aujourd’hui qu’une place honorable dans un de ces musées d’antiques où les savans d’un pays pratiquent le culte des chefs-d’œuvre nationaux.

Qu’est-ce en effet que Mirra ? Cela peut-il bien s’appeler une tragédie, et cette suite de dialogues d’une si accablante monotonie répondent-ils aux conditions du genre tel que l’ont créé les maîtres de la scène française, dont évidemment Alfieri cherche à s’inspirer ? Ici jamais n’interviennent la gradation, la péripétie, ces grands effets de l’art. L’affabulation historique ou légendaire dans sa nudité primitive, le sujet dans son élémentaire crudité, et pour couvrir, je ne dirai pas ce corps, mais ce squelette, un style d’une raideur et d’une sécheresse implacables, voilà quel est au théâtre l’unique idéal d’Alfieri. Par momens on serait tenté de croire au parti-pris, mais il suffit alors de se rappeler le personnage pour se rendre compte du système et retrouver tout l’homme dans son style, car ce n’est pas seulement sur ses pièces empruntées au répertoire antique que pèse cet air de gêne et de froideur, mais aussi bien sur celles-là qui, par le romantisme du sujet, rendaient plus indispensable la mise en œuvre de certains développemens dramatiques, — et son Philippe II porte, comme Mirra et Oreste, l’empreinte caractéristique de son âpre et revêche génie. Quand Racine, au XVIIe siècle, soumettait dans Bajazet un fait presque contemporain aux trois célèbres unités de la tragédie française, le grand poète, si j’ose le dire, se sentait en faute, et confessait honnêtement dans sa préface les vagues scrupules qui troublaient sa conscience. Le comte Alfieri, pour lui, n’a point l’âme si timorée, et son audace va même jusqu’à faire du roi d’Espagne Philippe II, du terrible père de don Carlos, le héros d’une tragédie classique avec monologues, récits et confidens obligés, et cela en plein XVIIe siècle, alors que Shakspeare était révélé et que Diderot vivait encore. La patrie de Dante faisant d’Alfieri le maître classique de son théâtre, son tragique de prédilection, j’avoue que, pour m’expliquer un semblable phénomène, j’ai besoin de me rappeler les tirades à la liberté que l’auteur de Timoléon met à tout propos dans la bouche de ses personnages, car autrement, et à ne considérer que l’œuvre littéraire en elle-même, l’énigme à mes yeux reste insoluble. Quand un pays aussi richement pourvu que l’Italie d’incomparables trésors emprunte à l’étranger, il ne peut faire moins que de lui prendre le plus beau de sa gloire : nous emprunter Corneille et Racine, à la bonne heure ; mais prendre Crébillon, pourquoi ? Et cependant qui oserait nier la popularité d’Alfieri ? qui voudrait se hasarder à lui contester en Italie le titre de poète national, de poète classique ? À Rome, à Florence, à Turin, ses pièces, quel que soit le profond, l’immense ennui qu’elles répandent, n’en composent pas moins le fond du répertoire, et c’est à la manière dont un comédien les interprète qu’on juge de sa vocation. Quelle tragédienne, grande ou petite, n’a point tentée ce rôle de Myrrha, où la Marchionni, dit-on, était sublime, où Mme Rislori, son élève, nous est si magnifiquement apparue ? Les musiciens de l’ancienne école italienne, les Durante, les Léo, les Pergolèse, au lieu de noter sur le papier jusqu’aux moindres détails, comme font les compositeurs de nos jours, se contentaient d’esquisser une situation, et laissaient ensuite à l’inspiration du chanteur ou de la cantatrice le soin de la développer. Le rôle