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la nature perverse du quadrupède, lui enjoint de s’éloigner, sous peine de recevoir un coup de bec. C’est alors que le chat, pour apaiser le gros volatile, a recours à ce langage hypocrite, à ces paroles mielleuses et tendres que le bon La Fontaine a si souvent reproduites en ses vers immortels.


« Dis-moi, reprit le vautour, pourquoi tu es venu ? — Tous les jours, répondit le chat, je fais mes ablutions ici, sur les bords du Gange ; je m’abstiens de manger de la viande, je suis étudiant brahmane et j’accomplis une rude pénitence. J’entends continuellement tous les oiseaux vous vanter comme un personnage voué à l’étude de la loi et digne de confiance. Vous êtes vieux par la science non moins que par l’âge ; je suis venu ici pour m’instruire sur la religion et la morale… Il faut accorder l’hospitalité, même à un ennemi, et le recevoir d’une manière convenable quand il vient dans notre maison. L’arbre ne refuse pas l’abri de son ombrage au bûcheron. »


Et le saint homme de chat continue de débiter les plus belles maximes en véritable sage qu’il est. Le vautour cependant refuse de croire à la sincérité de la bête hypocrite ; il soupçonne qu’elle est venue sur son arbre pour croquer les petits oiseaux dont il la sait friande.


« À ces mots, le chat se prosterna à terre, et, passant ses pattes sur ses oreilles, il s’écria : — Krichna ! Krichna ! J’ai étudié le livre des lois ; j’ai renoncé aux passions et fait vœu d’accomplir une pénitence difficile. Quoique les livres des lois différent d’opinions sur certains points, ils s’accordent cependant tous à dire que le premier des devoirs est de ne faire de mal à personne.

« Les gens qui s’abstiennent de faire du mal à qui que ce soit, qui supportent tout avec patience et accordent leur protection à tout le monde, vont dans le ciel. »


Beati pacifici ! tel est le vrai sens de cette stance indienne ; maxime si belle et si sainte, que les brahmanes eux-mêmes ont renoncé à la mettre en pratique. Notre chat à la conscience timorée ne manque pas de dévorer les petits oiseaux qui perchaient sur le grand arbre, et tous ceux du voisinage, persuadés que le vautour est l’auteur de ces méfaits, fondent sur lui et le mettent à mort. Or, cette histoire tragique, le corbeau la racontait, on s’en souvient, au daim, son vieil ami, et au chacal, qui cherchait à gagner les bonnes grâces de celui-ci. Le chacal trouva l’apologue fort peu de son goût ; le daim, d’humeur facile et médiocrement habitué à réfléchir, jugea qu’il valait mieux vivre en paix et causer amicalement que de discuter sur l’amitié.