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riches propriétaires de mines, M. Gospodin Astaschaf. Il a remarqué seulement qu’ils se tenaient à l’écart, évitant de se mêler aux danses et aux jeux. Était-ce, dit M. Hill, par un sentiment de convenance et afin de ne pas gêner la liberté des convives ? Était-ce cette défiance de soi-même, ce découragement profond qu’une longue captivité inspiré ? L’explication cherchée par M. Hill, c’est M. Hill lui-même qui nous la donne en nous parlant des gouverneurs et généraux qui assistaient au bal de M. Astaschaf. Les exilés chez qui le voyageur anglais a été reçu n’avaient pas besoin de s’humilier ainsi. En général, M. Hill, très surpris sans doute de trouver une si grande différence entre la réalité et les déclamations banales, est très disposé à son tour à s’exagérer le bien-être de ces hommes que l’instinct populaire persiste à nommer les malheureux. Il s’enthousiasme pour la clémence du tsar, et l’on dirait qu’il prend plaisir à dépeindre sous de poétiques couleurs les pauvres habitations des proscrits. Le lieu le plus charmant qu’il ait trouvé en Sibérie, un lieu tout romantique, a romantic spot, un vrai cottage anglais transporté dans les steppes de l’Asie, c’est la demeure d’une famille d’exilés aux environs de Sélenginsk.

Qu’aurait dit M. Hill, s’il eût rencontré les deux soldats de Napoléon auxquels M. Erman a consacré une page si curieuse ? Faits prisonniers de guerre en 1812, ces braves gens avaient dû souffrir pendant de longues années ; quand le savant prussien les rencontra, en 1829, ils avaient oublié leurs infortunes et ne demandaient pas à quitter la terre d’exil. L’un d’eux, un Italien, était né à Aucône et s’appelait Antonio Fornarini. Ramassé par l’ennemi sur ces routes où nous laissions tant de victimes, il fut envoyé d’abord dans le gouvernement de la Petite-Russie ; quelque temps après, comme il avait tenté de briser ses fers, on le dirigea sur Kasan et de là en Sibérie. La petite ville de Krasnojarsk, près de laquelle il était détenu, était environnée de montagnes dont la configuration et le terrain lui rappelaient son pays. Il se souvint que l’argile de ses contrées natales était utilement mise en œuvre par des mains industrieuses ; actif et industrieux lui-même, il se mit à travailler l’argile de Krasnojarsk, et fonda dans le petit village de Torgaschino une manufacture de faïence qui devint pour lui une fortune. Son commerce était fort étendu et le mettait en rapport avec les principales villes de la contrée. Fornarini s’était marié à Torgaschino ; heureux de son travail et de la bienveillance qui l’entourait, il aimait la Sibérie comme sa patrie véritable. Un de ses compagnons de guerre habitait à Krasnojarsk ; c’était un vétéran de la vieille garde. Celui-là aussi avait su très habilement se tirer d’affaire. Tandis que l’Italien pétrissait son argile, le Français s’était engagé au service du gouverneur