Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/574

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des titres qui légitiment son empire. Il est parce qu’il est, comme la fleur des champs et le Dieu créateur.

Les dissipations où Lorenzo était entraîné depuis qu’il se trouvait à Venise, les dangers qu’il courait au milieu de tant de séductions, et la jalousie dont Beata ne pouvait se défendre en voyant un jeune homme qu’elle avait jusqu’alors conduit par la main comme une fée bienfaisante échapper à sa tutelle et jouir avidement de l’indépendance qu’il avait conquise, tout cela remplissait son cœur d’une affliction d’autant plus grande qu’elle n’avait personne à qui se confier. Discrète, réservée, attentive à se préserver des regards curieux, elle gémissait en silence sans oser prendre un parti décisif. Les femmes, qui ont une si grande force d’inertie pour supporter les douleurs présentes de la vie, manquent, en général, de l’énergie nécessaire pour les éviter. Elles savent souffrir avec résignation et n’ont pas le courage de repousser la main qui s’appesantit sur elles. Victimes souvent admirables, elles n’osent articuler un mot qui pourrait les sauver. Ce mot suprême, Beata n’aurait pu le dire ni à l’abbé Zamaria, qui en aurait plaisanté comme d’une velléité sans importance, ni à son père le sénateur Zeno, dont elle pouvait craindre d’éveiller la susceptibilité aristocratique. Refoulée ainsi sur elle-même, cette noble fille se consumait dans une lutte douloureuse dont rien ne pouvait la distraire, ni les conseils d’un ami, ni le recours à des consolations d’un ordre supérieur. Nous touchons ici à un point très délicat du caractère de Beata.

Privée des soins d’une mère qu’elle avait perdue presque en naissant, la fille du sénateur avait été élevée par des subalternes, sous la direction de son père et de l’abbé Zamaria. Dans cette éducation un peu sévère, où le zèle des instituteurs avait eu plus de part que l’instinct de la nature, Beata avait puisé une instruction variée, l’habitude de se recueillir et de se rendre compte des actes qu’elle accomplissait. La fréquentation des hommes supérieurs, les livres et le monde qui l’entourait avaient développé ce penchant à la réflexion, sans altérer ni la modestie de son langage, ni la soumission de son esprit aux règles qui imposent à notre curiosité un frein salutaire. Mais si Beata pratiquait avec mesure les grands principes du christianisme, qui traverse l’histoire de Venise sans jamais absorber sa politique, si elle suivait sans ostentation les offices et les prescriptions de l’église, si elle admirait la pompe de ses fêtes et la profondeur touchante de ses rites, enfin si elle acceptait sans murmure les usages de son temps et de son pays, c’était bien moins de sa part la manifestation d’une foi naïve que l’effet d’une piété éclairée. La religion contentait son âme sans la dominer, elle s’en exhalait comme un parfum de poésie, et Beata y voyait une discipline nécessaire