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demi comme un dandy parisien. Sa joue hâlée avait la couleur d’un fruit du tropique ; une intrépidité froide régnait sur ses lèvres ; son regard était celui d’un homme qui n’a jamais été, qui ne sera jamais un subordonné. Une certaine atmosphère d’orgueilleux isolement l’entourait. Bref, il y avait en lui quelque chose du poète et en même temps du bandit.

Israël resta longtemps dans la contemplation de l’étranger. Il n’avait rien vu de comparable à cet homme, qui, quoique habillé à la mode, n’avait pas la tournure d’un être civilisé. Lorsqu’enfin il sortit de sa contemplation, il entendit l’inconnu dire avec chaleur au docteur :

— Bien ; faites comme il vous plaira ; je ne solliciterai pas plus longtemps. Le congrès m’a donné à entendre qu’aussitôt après mon arrivée je prendrais le commandement de l’Indien, et maintenant, sans que je puisse savoir pourquoi, vos commissaires ont offert cette frégate au roi de France. Qu’a besoin le roi de France de cette frégate ? et que ne puis-je accomplir avec elle ! Donnez-moi l’Indien, et dans un mois vous apprendrez des nouvelles de Paul Jones[1].

— Voyons, voyons, capitaine, dit avec douceur le docteur Franklin, dites-moi, que feriez-vous de cette frégate, si vous en aviez le commandement ?

— J’apprendrais aux Anglais que Paul Jones, quoique né dans la Grande-Bretagne, n’est pas un sujet du roi d’Angleterre, mais un libre citoyen de l’univers. Je leur ferais voir que, s’ils peuvent ravager les côtes de l’Amérique, les leurs sont aussi vulnérables que celles de la Nouvelle-Hollande. Donnez-moi le commandement de l’Indien, et je ferai pleuvoir sur la misérable Angleterre un feu comparable à celui qui engloutit Sodome.

Le regard du capitaine brillait comme le reflet d’une torche incendiaire. Le docteur approcha sa chaise de celle de son visiteur, appuya familièrement une main sur ses genoux, et se disposa à faire son métier de dompteur de bêtes et d’homme politique.

— Ne pensez plus pour le moment à l’affaire de l’Indien, capitaine ; mais les corsaires anglais nous font un grand mal en interceptant nos approvisionnemens. On m’a dit qu’avec un petit vaisseau, celui que vous commandez par exemple, l’Amphitrite, vous pourriez suivre ces corsaires là où les grands vaisseaux ne peuvent s’aventurer. Au besoin, on pourrait vous adjoindre quelques frégates françaises qui se tiendraient toujours prêtes à capturer les navires auxquels vous donneriez la chasse.

  1. Paul Jones, le plus étrange des nombreux citoyens du monde au XVIIIe siècle, après Anacharsis Clootz cependant. Écossais de naissance, Paul Jones prit le parti des Américains et ravagea à leur profit les côtes des trois royaumes.