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à pleines mains tantôt cailloux grossiers, tantôt diamans et topazes ; à nous de ramasser et de choisir. À cette classe d’œuvres impossibles à tous les points de vue, et qui, tout en fourmillant d’admirables beautés, ne trouveront jamais qu’un public excessivement restreint, se rattache Halle et Jérusalem, ébauche originale et puissante, qu’Arnim intitule plaisamment une tragédie en deux comédies. Halle et Jérusalem, à pareille affiche on ne saurait guère se méprendre, et nous devinons d’avance à quels bizarres conflits d’idées nous allons assister. Le moyen âge et l’heure présente, les étudians tapageurs des universités allemandes et les pèlerins en terre-sainte, le monde réel et le monde mystique, — on entrevoit du premier coup tout le tableau ; mais ce dont nul ne se rendra compte avant d’avoir curieusement étudié l’ouvrage en ses moindres parties, c’est du grand art avec lequel ces élémens si dissemblables sont mêlés et fondus, de l’harmonie singulière qui règne dans ce tissu de sons qui paraîtraient devoir s’exclure.

C’est la fameuse histoire de Cardenio et Celinde, déjà chantée en Allemagne par Gryphius, qui, reprise à nouveau par Arnim, forme le nœud de cette composition. Ahasvérus, le Juif errant, dont, par des combinaisons qu’il serait trop long de raconter ici, la destinée se trouve mêlée à celle des deux jeunes gens, les accompagne dans leur aventureuse et romanesque traversée de Halle au saint sépulcre. Les premières scènes nous offrent la peinture vraie et pittoresque de la vie des universités en Allemagne. Libertins rêveurs et duellistes, joyeux garnemens, hanteurs de tripots, piliers de tavernes, vous les voyez aller, venir, fumer, boire, faire l’amour, philosopher, se battre, se tuer, que c’est une joie, un délire, un vacarme à en avoir les oreilles assourdies et la cervelle troublée ! Du sein de cette mascarade humaine, reproduite à la manière de Callot, une figure pâle et dédaigneuse se détache. À ce noble front que la pensée a marqué de son empreinte, à ce regard où brille la flamme languissante d’une passion éternellement inassouvie, à ce sillon que l’ironie a creusé aux deux coins de sa bouche, à cet air à la fois hautain et mélancolique, vous reconnaissez Cardenio, le jeune professeur, que tout le monde admire et craint. Mélange de Faust et de Charles Moor, a vingt ans Cardenio a touché le néant de la science et de l’amour, et ce qui survit en lui seulement, c’est un insatiable besoin de domination, une sainte fureur de se poser partout en redresseur de torts, de mener une guerre incessante, acharnée, contre toutes les petites misères de ce monde, et de poursuivre ce rêve de liberté qui pousse le héros du drame de Schiller à se faire brigand. Toujours l’épée à la main, toujours en humeur de pourfendre son homme sur la moindre contradiction, Cardenio vous tue le joueur avec lequel il se prend de