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à garder le silence ; mais quelque temps après ce seigneur eut l’imprudence de fournir pour recrue un des hommes qui s’était le plus signalé dans l’exécution qu’il avait du subir. Celui-ci ne manqua pas de déclarer au chef de la commission de recrutement que son maître l’avait fait soldat parce qu’il l’avait fouetté avec quelques autres de ses camarades. Comme on hésitait à le croire, il tira de sa poche le document en question. On l’expédia au ministre de l’intérieur, qui en référa à l’empereur, car un pareil cas ne s’était jamais présenté. L’empereur ne se contenta pas de faire rayer le seigneur du service, il lui intima l’ordre de quitter l’empire et de n’y plus reparaître sans son autorisation.

Ce que nous venons de dire du servage et de la grande réforme réclamée par les écrivains russes explique l’intérêt qui s’est attaché aux premiers récits de M. Grigorovitch. Quant à ses romans, où figurent des paysans libres, ils appellent l’attention à un autre titre. De même qu’ Antoine Gorémyka nous a servi d’occasion pour exposer l’état actuel du servage, les Pêcheurs peuvent nous aider à caractériser la situation du paysan libre. Pour ces classes qui jouissent enfin de l’indépendance, il ne s’agit plus de réclamer des réformes politiques ; il s’agit de savoir qui l’emportera, des vieilles mœurs ou des nouvelles. Il existe une sorte de lutte sourde entre les hommes de l’ancienne génération, encore profondément attachés aux principes de leurs pères, et ceux qui, sous l’influence des mœurs adoptées par les classes supérieures, commencent à s’affranchir des coutumes d’autrefois. Le sujet est assurément très digue d’intérêt. Pour nous en tenir aux personnages groupés dans le roman des Pêcheurs,