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que s’il ne les avait quittées que la veille. À toutes les exclamations qu’elles poussaient dans l’ivresse de leur joie, et en le couvrant de baisers, il se contenta de répondre à plusieurs reprises : — « Vous vous portez bien ? » — Puis il se tourna vers son enfant, le regarda attentivement de la tête aux pieds, reprit son sac et le replaça sur son dos. — il n’aimait pas à perdre son temps, disait-il, avec les femmes et les enfans : il laissait à son frère le soin de sucer leurs lèvres. Celui-ci s’en acquittait effectivement à merveille ; il ne cessait d’embrasser sa vieille mère, la femme et l’enfant de son frère et sa propre femme, avec laquelle il avait à peine eu le temps de faire connaissance lorsqu’il était parti. Mais dès que Pierre et Vassili eurent aperçu leur vieux pare, qui approchait avec Vania et l’orphelin, ils quittèrent le groupe au milieu duquel ils se trouvaient et s’avancèrent vers Gleb leur bonnet à la main.

« — Bonjour, père ! — lui dirent-ils en s’arrêtant à trois pas de lui et en faisant un profond salut.

« — Bonjour, mes garçons, bonjour ! — leur répondit Gleb en les regardant attentivement.

« Après avoir donné à leur père quelques explications laconiques sur leurs moyens d’existence, les jeunes pêcheurs rejoignirent les femmes, qui se tenaient à distance, et confièrent mystérieusement à Anna qu’ils trouvaient au vieux pêcheur un air plus sérieux que de coutume. Celle-ci leur apprit qu’il en était ainsi depuis quelque temps, et cette nouvelle parut contrarier l’aîné ; mais il se donna garde d’avouer la raison de son mécontentement à sa mère, qui en eut été vivement affectée. Ce n’était point en effet dans la seule intention de revoir leur famille qu’ils étaient venus. Petre avait résolu de s’affranchir entièrement de l’autorité paternelle ; il se proposait de prendre avec lui sa femme et son enfant, et d’aller s’établir au loin pour son propre compte. Il n’avait pas eu de peine à y décider également Vassili, et c’était là surtout ce qui les ramenait. Toutefois ils se résignèrent à attendre encore quelque temps avant d’en instruire leur père, qui allait sans doute fort mal accueillir cette résolution. »


Ce mépris des femmes et ce profond respect de l’autorité paternelle sont des traits caractéristiques du paysan russe. Petre et Vassili, si résolus, si dédaigneux devant leur mère, tremblent devant le vieux Gleb. Pour le disposer Favorablement, ils conviennent de l’assister avec ardeur dans ses travaux. Le moment est propice ; la débâcle de l’Oka vient d’avoir lieu, et la rivière est rentrée dans son lit. Partout sur les prés encore couverts de limon accourent des troupes de paysans et de paysannes, armés de seaux pour ramasser les poissons que l’eau, en s’écoulant, a laissés dans les fossés et dans les champs. Le vieux pêcheur retrouve tout son entrain ; il ne songe plus qu’à reprendre sa laborieuse profession. Grâce au concours de ses fils, tous les instrumens de pêche sont tirés du hangar où ils ont passé l’hiver et remis en état le jour munie. Le soir venu, Gleb se décide à essayer une pêche aux flambeaux. On se dirige vers la rivière, les femmes prennent place sur le rivage, et Gleb, aidé de ses enfans, s’apprête à tenter le sort.