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faisant un inventaire des pauvretés et des élémens de fortune de la Péninsule. C’est un voyageur de l’esprit pour ainsi dire, qui étudie les monumens, la littérature et les mœurs, non pour en reproduire simplement l’aspect extérieur, mais pour en ressaisir le sens, l’idéal en quelque sorte. Entre tous ces royaumes qui ont fini par se fondre dans un royaume unique, au milieu de l’Espagne même, M. de Latour a choisi cette Espagne plus accentuée et plus originale qu’on nomme l’Andalousie et Séville. C’est qu’en effet l’Andalousie est un monde à part et entièrement distinct par le ciel, par les mœurs, par tous les souvenirs. On n’y peut faire un pas sans rencontrer l’image de toutes les civilisations différentes qui ont régné tour à tour. Des rues de Séville portent encore des noms qui rappellent l’histoire de don Pèdre le Justicier, plus loin vous trouverez les souvenirs de la conquête de saint Ferdinand, et à côté, arrêtez-vous au pied de la tour de la Giralda : elle ressemble à une captive mauresque laissée en pays chrétien, et jetant mélancoliquement les heures depuis quatre siècles aux générations qui passent. C’est de là aussi que partaient au XVIe siècle tous ces hardis navigateurs qui allaient conquérir un monde. La bibliothèque colombine est restée comme le dépôt de ces traditions avec les archives des Indes, qui gardent encore les pages inconnues de ce grand poème de la découverte de l’Amérique écrit par Colomb, par Fernand Cortez, par Pizarre lui-même, bien qu’il demeure incertain si Pizarre savait écrire. Séville a eu enfin son école littéraire, ses poètes, tels que Herrera le divin, Rioja, Jauregui, Cespedes, et elle a eu surtout son école de peinture, qu’on ne peut bien connaître que là. C’est à Séville que Murillo a laissé quelques-unes de ses plus belles œuvres, et au premier rang la Vision de saint Antoine de Padoue. L’auteur des Études sur l’Espagne n’avait qu’à regarder autour de lui pour voir se relever tout ce monde familier à l’imagination populaire. Il va sur une place de Séville, sur la place de Doña Elvire, et là il trouve au berceau la comédie espagnole avec le batteur d’or Lope de Rueda ; il frappe à une maison, et il est dans la demeure de doña Estrella de Tavora, cette autre Chimène d’un autre Cid, que Lope de Vega a immortalisée sous le nom de l’Étoile de Séville. Ainsi la réalité ramène sans cesse au passé, dont elle se sépare à peine. C’est qu’en effet le passé vit partout en Espagne. Le présent tend chaque jour sans doute à l’envahir ; le présent fait parfois des usines avec des cloîtres, ou il supprime ces cloîtres pour ouvrir des rues et des places : il en reste encore assez cependant pour saisir l’imagination et la retenir captive au spectacle de la lutte du passé et du présent. Nulle part peut-être n’apparaît mieux cette lutte émouvante que dans une excursion du voyageur à quelques lieues de Séville. D’un côté sont les ruines d’Italica, les souvenirs romains de l’Espagne : c’est là que naquit Trajan ; — à peu de distance est le monastère de Saint-Isidore, qui résume tout un épisode de l’histoire chrétienne de l’Andalousie ; — tout près est une humble maison où mourut Fernand Cortez : — n’est-ce point là l’assemblage de tous les souvenirs ? Entrez au monastère de Saint-Isidore : c’est aujourd’hui une prison de femmes depuis la suppression des couvens. De la réunion de tous ces contrastes naît l’attrait profond et saisissant de la vie espagnole, et cet attrait passe dans le livre de M. de Latour sous le voile d’une délicate et ingénieuse observation. N’échappe-t-on