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sous les yeux, et en accordant à la musique les mêmes avantages, nous n’aurions plus à rougir pour l’art admirable qui est l’objet de nos plus chères affections.

Si nous avions mission de produire à l’exposition universelle les noms et les œuvres qui ont illustré l’art musical depuis le commencement du siècle, nous aurions à tracer le tableau d’une époque aussi grandiose que féconde. L’Italie se présenterait avec Cherubini, Spontini, Paer, Rossini, Donizetti, Bellini, Mercadante et M. Verdi, l’Allemagne avec Beethoven, Weber, Spohr, Mendelssohn, Schubert et M. Meyerbeer ; la France serait entourée de Méhul, Boïeldieu, Nicolo, Hérold, MM. Auber. Adam et Halévy. En rapprochant les noms de ces compositeurs plus ou moins célèbres des peintres et sculpteurs dont la France admire le talent, il y aurait d’assez curieuses remarques à faire. Par exemple, si on nous offrait M. Ingres en échange de la gloire de Rossini, aurions-nous beaucoup à nous louer du marché ? On ne trouve, à notre avis, dans l’œuvre de l’auteur de l’Apothéose d’Homère rien qui égale le finale de Sémiramide ou celui du troisième acte de Moïse. Nous aimerions mieux donner pour M. Ingres Cherubini, dont le peintre, d’Homère a fait un si beau portrait. Ces deux grands artistes se ressemblent par l’élévation et la sévérité du style, par la netteté du plan où se renferme leur pensée, et aussi par l’absence de cette étincelle créatrice qui appartient au génie. Tous deux sont des représentans de la tradition et des principes éternels de l’art. M. Auber et M. Horace Vernet pourraient s’échanger sans trop grande difficulté, avec cette restriction en notre faveur, qu’il y a dans l’auteur de la Muette et du Domino noir une élégance de style qui ne se trouve pas dans le procédé de l’autre, ce nous semble ; mais tous deux sont des artistes plus aimables que forts, plus légers que profonds, plus spirituels que passionnés ; qui ne peignent guère que la surface de la vie et des sentimens. M. Halévy ne serait-il pas une compensation suffisante pour M. Lehman ? Enfin, pour en venir à M. Adam, nous consentirions à l’échanger contre M. Meissonnier ; mais il est probable qu’on exigerait de nous un appoint, car si le peintre comme le musicien se plaisent à traiter des sujets populaires, l’un ennoblit tout ce qu’il touche de son savant pinceau, tandis que l’autre s’abandonne sans contrainte à son instinct d’enfant de Paris. Mais quel est le peintre et le sculpteur modernes qui pourraient égaler la puissance de coloris, le relief et la profondeur de conception qu’on admire dans Robert le Diable, dans les Huguenots et le finale du quatrième acte du Prophète ? Quant au génie de Beethoven, c’est au musée du Louvre qu’il faut aller pour trouver son pareil, dans Michel-Ange, dans Rubens et le Corrège.

Le Théâtre-Lyrique a donné, il y a quelques semaines, un nouvel opéra en trois actes de M. Halévy, Jaguarita l’Indienne. Le sujet, tiré de je ne sais plus quel roman obscur, a été poétisé par MM. Saint-George et de Leuven pour le compte de l’auteur de la Juive, qui semble décidément voué aux fables absurdes, dont on ne comprend pas qu’il accepte la solidarité. Dieu nous garde de commettre la même faute en analysant un libretto où la vulgarité des situations et des caractères n’est certes pas relevée par l’intérêt et les finesses du style ! Jaguarita est une reine sauvage du genre des héroïnes bibliques de M. Chopin. Son cœur de tigresse s’adoucit et s’humanise à la