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laborieux et infatigable artisan de la douceur des mœurs et de la politesse des nations, fut reléguée au rang des instrumens du vice et de la débauche. Une fois la femme anéantie moralement, le grand capitaine dont l’âpre génie pouvait seul concevoir un tel acte et l’exécuter semblait n’avoir plus de rival à craindre. Là où l’amour conjugal n’existe pas, l’amour paternel n’exerce qu’une faible influence. Les liens de la famille deviennent ainsi illusoires. D’autres liens cependant que ceux-là attachent l’homme à la vie sociale : l’étude des sciences et des arts, le sentiment de l’élégance et du bien-être matériel, ont aussi leur influence, incompatible avec les devoirs d’une population organisée pour la conquête et le combat. Mahomet proscrivit le culte des arts : la peinture et la sculpture furent condamnées comme des inventions du malin esprit, la musique et la poésie dédaignées comme des jeux puérils. L’amour des richesses fut placé parmi les penchans les plus dangereux de l’humanité, et la politique des successeurs de Mahomet fut de le combattre sans pitié. Il n’y a guère plus de vingt ans qu’on peut être riche impunément en Asie. Jusqu’à l’avènement d’Abdul-Medjid, ni le négociant arménien ni le pacha turc n’osaient mettre des carreaux aux fenêtres de leur maison, de peur d’attirer sur eux la jalousie du pouvoir, et de perdre la vie avec leurs trésors. Condamner la richesse à se cacher, c’était lui enlever ce qu’elle a de meilleur, son action civilisatrice. Il arrivait ainsi que les capitaux, plus nombreux peut-être en Turquie chez les individus que partout ailleurs, se transformaient en diamans et en piastres enfouis dans les jardins, sans jamais servir aux améliorations si nécessaires dans la vie matérielle et morale du pays.

Restaient encore certains appétits grossiers qui pouvaient retenir les hommes des dernières classes au milieu des cités plutôt que dans les camps. L’usage du vin, les plaisirs de la table furent donc proscrits[1] ; enfin il s’agissait de protéger la population ainsi façonnée contre l’influence des civilisations étrangères. L’impitoyable génie qui aspirait à soumettre le monde sut inspirer à ses fidèles le plus farouche mépris de tous les peuples qui ne reconnaissaient pas sa loi. « Les Osmanlis seuls sont des hommes, leur disait-il. Ils ont été

  1. En proscrivant le vin, le législateur des musulmans n’interdit cependant ni la sombre ivresse de l’opium, ni l’extase, cent fois plus terrible, produite par le hachich. J’ai observé en Orient les effets de ces ivresses sur divers individus, et j’en ai conservé un profond sentiment d’effroi. Les effets du hachich surtout sont terribles. Le patient (je ne saurais l’appeler autrement) éprouve au diaphragme et à la région cardiaque des spasmes qui couvrent ses joues d’une pâleur livide et son front d’une sueur glacée. Les angoisses ainsi provoquées ressembleraient à celles de l’agonie, si elles n’étaient brusquement traversées par des éclats d’une gaieté folle. Le plus étrange résultat de cette ivresse est une sorte d’effrayante et complète confusion des sensations du plaisir et de la douleur.