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théoricien de première force, et il l’a bien prouvé dans le manifeste signé de son nom, et envoyé sous forme de circulaire à tous les amis de la justice et de la vérité qui n’acceptent pas les yeux fermés les décisions du jury. On l’a baptisé du nom de réaliste, et il regarde cette dénomination comme donnant une idée inexacte et incomplète de son talent. À son avis, la plupart des définitions appliquées aux tendances de l’art sont mensongères, et il ajoute avec une sagacité magistrale que, s’il en était autrement, les œuvres seraient inutiles. La conclusion n’est pas en parfaite harmonie avec les prémisses, mais pourquoi nous en étonner ? M. Courbet n’est pas un écrivain de profession ; il n’a pas eu le loisir d’étudier la valeur des mots et l’enchaînement des idées ; il jette sur le papier l’ébauche de sa pensée et compte sur la pénétration du lecteur. Il n’a pas compris que, pour caractériser les tendances de l’art, il fallait de toute nécessité les avoir surprises. Et comment les surprendre, si ce n’est en étudiant les œuvres ? Proclamer l’inutilité des œuvres dans le cas où la définition serait exacte, c’est tout bonnement admettre l’effet en supprimant la cause. Qu’on soit réaliste ou spiritualiste, une telle logique blesse le bon sens, et je conseille à M. Courbet d’y renoncer ; mais il faut le remercier de nous avoir livré généreusement le secret de son talent. Les esprits les plus pénétrans s’évertuaient à le deviner, et pour nous servir d’une expression vulgaire qui ne doit pas malsonner aux oreilles de M. Courbet, jetaient leur langue aux chiens. Maintenant nous n’avons plus à souhaiter que la lumière se fasse ; grâce à l’auteur du manifeste, la lumière s’est faite, et nous possédons la vérité, la vérité tout entière : le doute n’est plus permis.

Nous savons ce qu’a voulu M. Courbet : puiser dans la notion complète de la tradition le sentiment de sa personnalité. Ce dessein magnifique, cette courageuse résolution vaut la peine d’être notée. Un esprit vulgaire se fût contenté d’étudier le passé pour le connaître ; une telle joie n’est pas faite pour un réaliste vraiment digne de ce nom. Dégager sa personnalité de l’intelligence complète de la tradition, à la bonne heure, voilà une ambition digne de tenter un noble cœur ! Si M. Courbet a étudié la Grèce et l’Italie, la Hollande et la Flandre, l’Allemagne, l’Espagne et la Fiance, et je veux bien le croire sur parole, ce n’était pas pour savoir ce que valent Phidias et Raphaël, Rubens, Rembrandt, Holbein, Murillo et Poussin, mais pour s’affirmer à lui-même qu’il ne leur ressemble pas, et qu’il aurait grand tort de les imiter. À vrai dire, le public était déjà et depuis longtemps d’accord avec lui, au moins sur le premier point. Quant au second point, il nous permettra de ne pas accepter son avis. La tradition, où il a puisé le sentiment de sa personnalité, n’enseigne pas le culte du laid, et ce n’est pas la peine de l’interroger pour copier