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l’autre qui observe ; l’un qui s’élance à travers toute sorte de folles entreprises, l’autre qui en sourit et s’en amuse. Aucun spectacle n’aurait pu me distraire comme le spectacle de mes actions ou de mes pensées. On eût dit que j’assistais à la passion d’un être tout à fait étranger. Quand les regards se croisaient dans le cours, j’en souriais comme si j’avais surpris les amours d’un de mes voisins avec cette jeune fille. L’histoire des bouquets de violettes m’intéressa autant que ces débuts d’anciens ballets où le berger vient discrètement, au lever de l’aurore, jouer un air de musette sous les fenêtres de sa belle, et déposer sur le banc de gazon un paquet de fleurs sauvages. C’est ce qui explique comment des hommes d’apparence médiocrement aimables, qui semblent préoccupés de matières graves, qui ont dépassé la seconde jeunesse, ont conservé en dedans un cœur jeune qu’il est impossible de soupçonner. J’arrivai même à me moquer de moi, et je fis mentalement un morceau sarcastique sur les lunettes, que beaucoup d’auteurs humoristes sauraient placer à l’occasion. J’ai le malheur de ne pas voir de très loin, ce qui amène dans la vie beaucoup de désagrémens. Ne pas saluer des gens qu’on connaît, froncer le sourcil devant des étrangers, cligner de l’œil sous leur nez, être embarrassé dans un salon où l’on ne reconnaît personne dès l’abord, ce sont là les moindres désagrémens de la vue basse ; mais la myopie en amour ! Qui pourrait détailler par quelle série de petites infortunes on passe ? Sans compter que cette armature d’acier sur le nez, que ces verres brillans, contribuent à chasser l’air sentimental. Ses yeux étaient protégés par le cristal, a dit un poète ami de la métaphore. Les jolis jeunes gens, aux yeux fendus en amandes, qui n’ont qu’à abaisser leurs paupières pour enflammer le cœur des femmes, ne sauraient comprendre le ridicule dont se sent convaincu tout homme myope. Malgré le chagrin que me causaient ces instrumens sur le nez, la jeune fille ne m’en regardait pas d’un plus mauvais œil ; mais j’aurais donné volontiers quelques années de mon existence pour la voir naturellement.

Maintenant je la suivais à quelques pas quand elle sortait en compagnie des deux dames ; je n’y mettais plus d’insistance, sachant où elle demeurait ; mais que j’eusse été heureux de lui parler ! Cela était difficile en la compagnie où elle se trouvait ; je me contentais de la regarder de loin monter les marches du grand escalier de la terrasse. Un jour, elle vint au cours en compagnie seulement de la dame blonde que je supposais sa tante : la plus sévère des deux dames était absente. Nos regards continuèrent à se croiser, comme d’habitude, au-dessus de la tête des amis de l’histoire naturelle. Je la reconduisis ainsi qu’il m’arrivait depuis quelques séances,