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et j’entrai immédiatement, certain d’être remarqué par la jeune fille. J’avais un intérêt à arriver le dernier : c’était d’éviter à la demoiselle le soin de me chercher au milieu de la foule, car dans cette embrasure de fenêtre elle était placée quelquefois de telle sorte que nous pouvions à peine nous regarder. Tantôt des dames étrangères se mettaient devant elle et la masquaient, tantôt j’étais assis derrière un étudiant de trop haute taille, ou bien des auditeurs qui tout à l’heure courbaient la tête sur leur papier la relevaient tout à coup, et je perdais ainsi de vue le frais visage de la jeune fille. Tracassé quelquefois par ces obstacles, j’écrivais sur mon carnet quelques mots de souvenirs, quelques notes pour l’avenir. Ainsi je retrouve aujourd’hui à la place que devaient occuper des détails d’histoire naturelle ces quelques lignes : « Maudit naturaliste ! Je ne vois plus qu’une boucle de cheveux ; il me la cache entièrement. . . Voilà dix grosses minutes de regards que je perds. » Il était arrivé ce jour-là un naturaliste allemand auquel le professeur de mammalogie avait fait les honneurs de son cours ; il était installé aux places réservées et s’étalait brutalement devant les dames, sans se soucier de la politesse ni du dommage qu’il me causait. Ce simple fait amena un détail comique. J’avais pour voisin un savant sérieux : j’entends par sérieux qu’il écoutait attentivement le professeur et qu’il prenait force notes ; mais il avait sans doute l’oreille dure, car de temps en temps il mettait une main derrière son oreille gauche pour empêcher que le son ne s’égarât dans la salle, de l’autre main il écrivait vivement. « Monsieur, me dit-il en s’emparant de mon carnet, pardon ; je n’ai pas entendu. » Comme il m’avait vu écrire, il était en droit de croire que j’écoutais le professeur ; je le laissai faire. Il lut le fameux passage : Maudit naturaliste ! je ne vois plus qu’une boucle de cheveux, etc. Les sourcils de l’homme sérieux se froncèrent, le plus profond dédain s’établit sur ses lèvres, et il me rendit le carnet d’un air méprisant en me tournant brusquement le dos. J’ai dû passer pour fou aux yeux de ce brave homme, qui ne pouvait s’imaginer le peu de cas que je faisais de l’histoire naturelle et de ses enthousiastes.

Tout l’auditoire pouvait me prendre en pitié ; mais c’était moi qui avais pitié de ces pauvres savans. L’amour me rendait gai, jeune comme à dix-huit ans, souriant et heureux : tous ces gens qui prenaient des notes me semblaient des maniaques. À quoi bon la science ? Ils arrivaient grelottant, secouant la neige de leur chapeau d’un air de mauvaise humeur, moi j’accourais au Jardin des Plantes comme en dansant. Ils emportaient quelques bribes d’observations plus ou moins justes, je revenais avec d’autres regards dans les yeux. Le plus petit détail de physionomie était plus précieux pour moi que tous les diamans de la couronne : un dix-millionnième de