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Les portraits de Saint-Simon ont un mérite entre tous : ils vivent. Ils vivent d’une vie propre et individuelle ; pas un qui ressemble à l’autre, pas un qui n’ait son cachet d’originalité. Admirable privilège du génie ! On dirait qu’il participe à la fois de la fécondité sans bornes et de l’inépuisable variété de la nature. À chaque pas qu’on fait dans cette immense galerie, l’esprit s’arrête émerveillé, confondu par la prodigieuse souplesse de ce talent qui sait se plier à toutes les formes et revêtir les caractères les plus opposés.

Quelle fraîcheur dans ce ravissant pastel où revit pour nous la duchesse de Bourgogne avec son enjouement et son abandon, avec sa vivacité piquante et ses grâces enfantines ! La main d’un poète eût-elle paré de plus de charmes cette tête souriante et cette jeunesse folâtre ? Quelle finesse de trait, quelle délicatesse de nuances dans cette grande figure de Fénelon, où se mêlent si harmonieusement la gravité et la douceur, la grâce et la noblesse, où brille surtout dans une distinction souveraine ce don de séduction irrésistible qui enchaînait à lui tous les cœurs.

Autant dans ces portraits, dans ceux du prince de Conti, de Ninon de Lenclos, du duc d’Hai-court, et mille autres semblables, Saint-Simon déploie de délicatesse exquise, de légèreté, de vivacité ingénieuse, autant dans d’autres il montre de causticité et de verve satirique. La satire, si par ce mot on entend la peinture des vices et des ridicules humains, c’est là qu’il triomphe peut-être, parce que c’est là peut-être qu’il porte le plus de passion. On lui a reproché de ne savoir ni admirer ni louer. Il loue peu, cela est vrai, et il admire rarement, trouvant peu de choses dignes d’admiration, peu d’hommes dignes de louange. Et pourtant avec quels nobles accens ne parle-t-il pas de Catinat, de Vauban, du maréchal de Boufflers, du cardinal de Noailles, de tant d’autres encore, dont la vertu semblait un dernier débris de la génération passée !

Mais, il faut l’avouer, chez lui si la conscience s’impose de dire le bien, la malignité se complaît à dire le mal. Et de quelle façon il sait le dire ! On peut affirmer que Saint-Simon est le premier de nos satiriques ; il est celui qui a reproduit la laideur humaine avec la plus effrayante vérité. A-t-il à peindre le cynisme de Vendôme, l’orgueil bouffi de Villeroy, ou le sombre fanatisme de Le Tellier, ou la bassesse impudente d’un Dubois ? Ici quelle verve étincelante ! que d’esprit, de sel, de mordante raillerie ! Là, quel sarcasme amer ! quelle virulence ! quelle sanglante ironie ! La plume de Juvénal n’a pas plus d’âcreté.

Écrivain de premier jet, Saint-Simon rencontre souvent, dans sa négligence, la beauté de l’art le plus achevé. Tantôt il atteint à la sublimité de Bossuet : pour la hardiesse, pour l’ampleur, pour la