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préjugés étroits, des ressentimens opiniâtres ; mais sa loyauté est admirable et sa franchise à toute épreuve. Oui, on peut être en défiance de son jugement, il est prompt et s’égare quelquefois ; il faut se tenir en garde contre sa malignité, elle croit facilement le mal et souvent l’exagère ; mais on peut se fier à la droiture de sa conscience : jamais elle n’hésite pour apprécier une bonne ou une mauvaise action, pour louer une vertu ou flétrir une turpitude. Au-dessus de toutes les passions, il y a en lui une passion qui domine et épure toutes les autres : c’est la haine du mal, c’est l’horreur de la calomnie, de l’oppression et de l’injustice. La haine du mal, quelque nom ou quelque vêtement qu’il porte, voilà son inspiration, voilà sa muse austère ; c’est elle qui enflamme son éloquence, qui lui souffle ses généreuses colères et les fait éclater en foudroyantes invectives. De quels traits il peint cette cour dégénérée, devenue dévote par étiquette et alliant ses vices de la veille avec sa dévotion du jour ! De quelle verve il flagelle ces bas courtisans, les d’Antin, les de Tresmes, se prostituant à l’envi en honteuses adulations et dépensant tout leur courage en querelles dignes « de valets ! » Quelle révolte de l’homme et du chrétien non moins que du grand seigneur, quand, au mépris de toute loi et de toute morale, les enfans de l’adultère royal usurpent insolemment les honneurs et les droits qui appartiennent aux fils légitimes !

Que m’importent après cela sa morgue ou ses rancunes ? Je puis sourire quand il conteste à Turenne son titre de prince, quand il querelle Vauban sur son cordon de l’ordre. Je ne puis me défendre de l’applaudir avec une sympathique émotion, quand il démasque les hypocrites ou châtie les corrompus. N’est-ce pas lui qu’avait deviné le génie de Molière ? N’est-ce pas Alceste lui-même, Alceste caché sous l’habit de cour, toujours passionné et fantasque, toujours loyal et noble de cœur, nourrissant toujours au fond de l’âme les mêmes « haines vigoureuses » pour le mensonge et la lâcheté ?

De tous les maux de son temps, celui sans doute que sa plume a le plus justement flétri, c’est le fanatisme, le fanatisme qu’il put voir, tout à coup réveillé d’un long assoupissement, se déchaîner sur la France avec des fureurs qui semblaient d’un autre âge.

Quand Saint-Simon parut à la cour, dix années déjà s’étaient écoulées depuis que, infidèle à la pensée de tolérance écrite dans notre droit public par son illustre aïeul, Louis XIV avait déchiré la charte de liberté religieuse et d’égalité civile octroyée, il y avait près d’un siècle, à une partie de ses sujets. Un vain rêve d’uniformité absolue, une ivresse d’omnipotence, de petits calculs de dévotion, de funestes suggestions enfin, et comme un esprit de vertige qui soufflait de tous les points de l’horizon, avaient égaré le droit sens du roi, porté à sa puissance le coup le plus terrible, et imprimé à la gloire de son règne une tache ineffaçable.