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main pour y voir tomber des trésors : les instances du régent ne purent vaincre ses refus. Il avait compris de bonne heure que les théories du financier écossais, utiles peut-être si on les restreignait dans de sages limites, devaient, abandonnées aux fureurs du jeu, enrichir quelques-uns de la déception et de la ruine de tous, et « le bien d’autrui » lui faisait horreur.

La fin prématurée du duc d’Orléans brisa les seuls liens qui rattachassent encore le duc de Saint-Simon à la vie politique. Depuis longtemps ses dernières illusions étaient dissipées. Il avait vu s’évanouir une à une toutes ses espérances, avorter tous ses plans de réforme. La mort de Louis XIV, cette mort si ardemment désirée, si impatiemment attendue comme le terme de tous les maux, n’avait été que le signal d’une plus rapide décadence et le commencement de la honte. Homme d’un autre temps, nourri dans des mœurs qui ne sont plus, dans des croyances qui s’en vont, dans des traditions chaque jour plus oubliées, que ferait désormais Saint-Simon à la cour ? Rien ne l’y retient plus, tout l’en éloigne.

Il entre dans la retraite pour n’en plus sortir. Ce qui lui reste de force et de vie, il le consacrera à recueillir, à mettre en ordre ses souvenirs, à rechercher sur les pages de ce journal qui fut le dépositaire de toutes ses pensées la trace tiède encore des choses dont il a été témoin. C’est de ce labeur suprême, qui remplit et console ses dernières années, que sortiront les Mémoires, inestimable chronique qui, remontant dans le passé, embrasse presque l’étendue d’un demi-siècle, où revivent à la fois et la génération qu’il a vue s’éteindre et celle dont lui-même a fait partie ; fresque historique immense, prodigieuse, qui n’a peut-être pas sa pareille au monde pour l’éclat, la richesse, la variété, où malgré l’âge la main de l’artiste ne trahit jamais le poids des années ni la fatigue du travail, où se sent partout la sève de la jeunesse et brille le feu de la passion. La littérature française comptait déjà, avant Saint-Simon, plus d’une œuvre éminente dans le genre des mémoires. Saint-Simon a dépassé de bien loin tous ses devanciers. À force de génie, il a élevé des souvenirs personnels à la hauteur de l’histoire.

L’histoire, dans sa diversité, affecte néanmoins deux formes principales. Tantôt, portant sa vue au loin et embrassant de vastes horizons, elle interroge la destinée des nations, en retrace les accidens, et, préoccupée surtout des résultats généraux, recherche, dans la suite et l’enchaînement logique des faits, les causes qui élèvent ou précipitent les empires, retardent ou accélèrent la marche de la civilisation. Tantôt au contraire, détournant ses regards de ces grands événemens, de ces chocs bruyans, de ces révolutions soudaines qui sont comme la vie extérieure de l’humanité, elle les ramène et les concentre dans le cadre restreint d’une époque et d’une société