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l’acharnement des Romains dans cette guerre contre le prétendant et ses alliés. Je doute qu’ils aient poussé la chevalerie jusqu’à recevoir des ennemis vaincus dans leurs murs et la tendresse de cœur jusqu’à panser leurs blessures. C’est beaucoup de philanthropie pour l’âge de Brutus. De plus, Tite-Live dit d’abord que ces réfugiés ne formaient qu’une très petite partie de ceux qui avaient fait l’expédition contre Aricie, pars perexigua, ce qui ne s’accorde pas avec la grande multitude d’Étrusques établis à Rome, dont parle Tacite, et avec l’étendue du quartier toscan telle qu’on peut la mesurer encore. Tite-Live ajoute, il est vrai, que beaucoup demeurèrent à Rome. Il reste à comprendre comment un grand nombre peut faire partie d’un petit. J’aime donc mieux croire ici Tacite et la topographie de Rome que Tite-Live avec ses invraisemblances et ses contradictions. Les Toscans occupèrent cette partie de Rome jusqu’au temps de l’empire. Horace les appelle la canaille du quartier toscan :

Tusci turba impia vici.

C’est que les Étrusques avaient bien dégénéré. Ce peuple grave et guerrier était devenu un peuple d’histrions, de joueurs de flûte, adonné à tous les métiers suspects. Leur quartier s’appelait aussi la rue aux Parfums, parce qu’ils vendaient des parfums et diverses sortes de voluptés. Je les comparerais assez volontiers à ce qu’étaient en France les parfumeurs et les baigneurs florentins du XVIe siècle. Aujourd’hui le quartier des marchands de parfums étrusques est habité par le petit peuple de Rome. La rue des Greniers-à-Foin (via dei Fenili) en occupe une grande partie, et je doute qu’on y trouvât beaucoup de parfums.

Nous voilà bien loin des commencemens de la république; retournons à ces commencemens. Ce qui à cette époque enflamme le cœur des Romains, c’est l’horreur de la domination qu’ils viennent de renverser. Ce sentiment est exalté jusqu’à la fureur et jusqu’à la folie. Collatin, l’époux de Lucrèce, n’a donné lieu par sa conduite politique à aucun soupçon; mais il est du sang des Tarquins, il faut qu’il s’exile. Brutus, tout convaincu qu’il est de son innocence, l’engage à se retirer volontairement, amiciis abi. Il ajoute : On est persuadé que la royauté ne peut sortir d’ici qu’avec toute la famille de Tarquin, — oubliant que lui-même était de cette famille. Je sais bien que les services de Brutus méritaient une exception en sa faveur, et plus tard il devait donner un gage terrible de sa fidélité à la république. Dirai-je toute ma pensée? Sans doute, dans ce grand sacrifice patriotique, la conscience du citoyen prononça le jugement; mais il me paraît certain que, tout Brutus qu’il était, s’il eût absous ses