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de satisfaction naïve, dans un accoutrement qui n’accusait que trop bien sa position précaire, s’encadrant tout à coup dans le souvenir des guerres de l’empire, finit par toucher vivement mes confrères, et je les vis bientôt faire entre eux une collecte, avec le produit de laquelle on m’envoya chercher un panier de bouteilles de bière au café voisin. Mon pauvre père était aux anges. Quand il voulut partir, tout l’atelier vint lui serrer chaleureusement la main. Il m’embrassa en me félicitant de l’amabilité de mes camarades et en me remettant vingt-cinq francs gagnés par lui à cueillir les cerises de M. Groscler.

Deux jours après, tous les messieurs de Vuillafans payaient cinq sous au facteur pour une lettre imprimée sur laquelle se trouvait reproduite littéralement l’histoire du poulailler sous ce titre : Une Position délicate, souvenir intime du temps de l’empire, par Pierre-Joset Péchard, dit le Vacciné. C’est moi qui avais livré toutes les adresses à Pidoux, sans me douter de l’usage qu’on en voulait faire. Mon père reçut aussi son exemplaire, mais celui-là, l’expéditeur avait eu la politesse de l’affranchir. Cet envoi insolite aux messieurs de Vuillafans avait presque failli compromettre la position de mon père ; cependant on ne tarda pas à reconnaître à sa mine sincèrement étonnée combien il était étranger à la chose. On prit alors le parti d’en rire, en oubliant les cinq sous payés au facteur, et mon père garda la caisse de la commune.

Au premier voyage que je fis à Vuillafans, après cette visite de mon père, je ne fus pas peu surpris de voir chez nous, au poêle, l’exemplaire du Souvenir de Leipzig collé au mur à côté de l’affiche du chien perdu. Cela me fit rire alors ; mais maintenant voilà que je sens les larmes me venir aux yeux en pensant à l’ineffable tendresse paternelle qui avait présidé à tout cela. Les délicatesses du cœur sont un luxe que la misère interdit trop souvent aux pauvres gens aussi bien que les autres luxes ; mais quand chez eux elles se font jour malgré la misère, c’est toujours d’une certaine façon, qui les rend d’autant plus touchantes.

Mon apprentissage était depuis longtemps terminé, et j’en étais arrivé à l’étape des trois francs par jour, ce qui m’avait mis à même de rembourser enfin mes parens de toutes leurs avances. Ils avaient retrouvé une chèvre, et mon père pouvait acheter tous les trois ou quatre jours son paquet de gros tabac. La grande Hirmine ayant refusé le remboursement de ses cinq francs, je lui achetai un joli foulard, qu’elle mettait en guise de châle tous les dimanches. J’avais pu aussi me procurer quelques livres, et, en continuant à vivre économiquement, je me sentais en position d’attendre assez tranquillement l’avenir, quand tout à coup je me trouvai en face de l’obligation de tirer à la conscription. Cette perspective me donnait bien