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mon père qui leur montrait quelque chose d’un air de triomphe et qui leur criait tant qu’il pouvait : — Voici le merle ! voici le merle ! Le merle, c’était moi, bien entendu.

La sage-femme, sans reprendre haleine, s’empressa autour de ma mère, en dépêchant Fanfan Griselit au moulin, à l’effet de s’y procurer les moyens de transporter la malade. Un instant après, Fanfan revint tout en nage, avec une table de sapin et un oreiller sur le cou. On étendit sur la table les paquets de bourgeons de vigne qui avaient été abattus depuis le matin, on glissa ma mère sur ce matelas de verdure, en réservant l’oreiller pour lui soutenir la tête ; on lui rabattit son tablier sur la figure, pour la préserver du soleil, et les deux hommes l’enlevèrent ainsi comme sur une civière. Quant à moi, j’ouvrais alors, à ce qu’il paraît, la marche, enveloppé dans les bras et le tablier de la sage-femme, et criant déjà comme un aveugle. Il était alors à peu près midi ; le cortège rencontra, en rentrant au village, une procession de femmes qui allaient porter le dîner à leurs maris dans les vignes.

Jeu[1] ! Mais qu’est-il donc arrivé, Pierre Joset ?

— Ce qui est arrivé ? Eh bien ! pardié, n’entendez-vous pas le merle qui chante là-bas dans les bras de la sage-femme ?

Jeu !… Pauvre Pélagie, à la vigne !… Et vous dites, Pierre Joset, que c’est un…

— Un merle ! encore une fois. Oui. Êtes-vous sourde ? S’il n’est pas bon vigneron, celui-là, ce ne sera pas pour avoir commencé trop tard son apprentissage.

Comme ma mère était forte et vigoureuse, elle ne tarda pas à se trouver complètement remise. Mon père était si content d’avoir un garçon, qu’ayant rencontré, le dimanche suivant, M. Groscler, notre maître, lisant les affiches sur la place, il n’hésita pas à le prier de vouloir bien me servir de parrain. M. Groscler accepta, et le baptême fut célébré le soir même après vêpres. Là, on ajouta à mon nom patronymique de Péchard le prénom de mon parrain, Stanislas, qu’on ne tarda pas à rogner d’avant et d’arrière, de manière à n’en plus laisser qu’un tronçon qu’on avait bien soin de prononcer en sifflant : Tanisse,

Mon père s’appelait donc Pierre-Joset Péchard ; mais comme il était fortement grêlé, on le désignait communément par le sobriquet de Vacciné. Ma mère s’appelait Pélagie. En parlant de nous dans le village, on disait tout simplement : « Chez le Vacciné. » Mes parens étaient bien pauvres tous deux à l’instant de leur mariage ; mais à force de travail et d’économie ils arrivaient, dans les bonnes années,

  1. Abréviation de Jésus.