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entier à son maître, surtout à sa belle maîtresse ; mais, phénomène étrange, plus il lui donne ainsi la mesure de son affection, plus l’espèce de passion respectueuse qu’il a conçue pour elle grandit et se manifeste, — plus il voit s’altérer et se refroidir l’attachement presque maternel qu’elle lui prodiguait naguère. Il est trop jeune pour comprendre le secret de cette métamorphose, trop ardemment dévoué pour que l’apparente injustice de la vicomtesse puisse changer la ferme volonté qu’il a conçue de lui consacrer sa vie tout entière. Quant à nous, plus expérimentés que le jeune page, nous devinons aisément ce qu’il nous apprend sans le savoir : c’est que sa fière et belle maîtresse a été atteinte, dans sa solitude, par une passion dont sa conscience s’effraie, celle qui perdit Phèdre et la comtesse Almaviva. Elle n’a pas vu se développer sous ses yeux la pure jeunesse et les nobles qualités d’Henry Esmond sans se sentir attirée vers lui par une tendresse bien plus vive que celle dont elle a cru longtemps entourer, par générosité pure, l’illégitime neveu de son époux.

Cependant Henry n’atteint pas seul l’âge où le cœur bat, où de nouvelles pensées, des troubles inconnus viennent remplacer l’heureuse insouciance des premières années. Béatrix s’épanouit, rose cachée, sous les yeux du jeune homme qui, peu à peu repoussé par les dehors dédaigneux et froids dont s’arme contre lui sa protectrice, change bientôt d’amour, et s’éprend de la jeune compagne dont il est resté le Mentor, tant elle est encore enfant, et tant on a pris l’habitude de se confier en toute sécurité à son honneur déjà éprouvé. Sur ces entrefaites, une rencontre tragique amène la mort de lord Castlewood, qui tombe en duel sous l’épée de lord Mohun, célèbre débauché du temps. Avant de mourir dans les bras de Henry Esmond, qui se trouve en ce moment auprès de lui, le malheureux lord, dominé par un remords impérieux, lui révèle enfin le secret de sa naissance, secret qui lui a été révélé à lui-même depuis qu’il est entré en possession du riche héritage, — et qu’une faiblesse coupable lui a fait garder jusque-là. Henry apprend qu’il est l’aîné de la maison, que Frank a usurpé tous ses droits, et va occuper une place due à ce même cousin qu’il traitait (le croyant son aîné, mais illégitime) avec le sans-gêne amical d’un supérieur envers un subalterne, — un subalterne auquel l’attachent quelques-unes de ces relations équivoques sur lesquelles l’esprit n’aime pas à s’arrêter.

Ici reparaît dans toute sa beauté le romanesque dévouement que, dès sa jeunesse la plus tendre, Henry Esmond a voué à la première protectrice dont il ait eu à reconnaître la bienveillante influence. En réclamant ses droits, il déshériterait les enfans de cette noble et chère bienfaitrice : il se taira donc. Il gardera humblement et la tache