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vrai, et c’est par ce mérite que Manon vivra aussi longtemps que notre langue. Qu’importe que les incidens semblent vulgaires : ces incidens, si vulgaires qu’ils soient, nous émeuvent profondément, parce qu’ils nous montrent la passion dans toute son ardeur et dans toute sa misère. Desgrieux s’avilit presque aussi souvent que Manon, et pourtant il ne cesse pas de nous intéresser, parce qu’il aime d’un amour éperdu. Et puis la mort de Manon ne suffit-elle pas pour racheter bien des fautes ? ses désordres ne sont-ils pas assez cruellement châtiés ?

Je ne crois pas qu’il fut permis dans une chaire de la Sorbonne, devant deux mille auditeurs, d’aborder toutes les questions soulevées par ce terrible récit ; mais je pense que pour l’historien de notre littérature c’était au moins un devoir de les indiquer. Manon Lescaut, par la simplicité de la narration, par la clarté, par la rapidité du langage, occupe une place considérable parmi les œuvres de l’imagination française. C’est pourquoi il me semble que M. Villemain devait en parler avec plus de développemens. L’excellence des réflexions qu’il a semées comme en se jouant n’enlève rien à mes regrets. Il a si bien montré ce qu’il pouvait faire, que nous avons le droit de lui reprocher son extrême discrétion.

Ses leçons sur Montesquieu sont, à mon avis, les plus belles, les plus complètes qui aient signalé son enseignement. Je n’ai pas le courage de lui demander pourquoi il a parlé si brièvement des Lettres persanes, en songeant à toutes les pages éloquentes qu’il a prodiguées sur l’Esprit des lois. Il a compris, il a mesuré toute l’étendue de sa tâche, et s’il ne l’a pas épuisée, il a du moins marqué d’une main sûre tous les mérites de ce beau livre. Il n’a pas cherché à dissimuler les traces que le bel esprit a laissées dans plus d’une page ; mais il a répondu victorieusement aux objections de Voltaire et de M. de Tracy. Il a rétabli ou plutôt il a maintenu dans leur vrai jour la division des gouvernemens. Cette œuvre immense, fruit de vingt années d’étude, n’a jamais été plus dignement louée. Dans cette magnifique analyse, l’élégance du langage n’enlève rien à la précision de la pensée. Tous les problèmes posés par Montesquieu sont abordés hardiment. Histoire, philosophie, politique, preuves tirées de l’examen des faits, de la raison pure ou de la pratique des affaires, M. Villemain ne néglige rien pour entourer son jugement d’une complète évidence. C’est plaisir de le suivre dans les hautes régions où il plane si librement. Le lecteur passe de l’Orient à la Grèce, de la Grèce à l’Italie, de l’Italie à la France sans éprouver un seul instant de fatigue. Pour traiter dans une langue aussi limpide des questions aussi délicates, pour ne jamais broncher, pour marcher constamment d’un pas ferme et délibéré sur ce terrain difficile, il ne suffit pas de