Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/766

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les mérites dans une langue vive et colorée, il est souvent trop indulgent, parfois même trop timide en face du poète français. Je m’étonne qu’un esprit aussi fin, aussi délicat, si habile à sonder tous les replis de la pensée, à saisir, à démêler tous les secrets de la passion, accepte avec tant de complaisance la langue de Zaïre, langue qui n’appelle jamais les choses par leur nom, qui prodigue les périphrases, les images sans justesse et les rimes boiteuses. Je sais bien qu’il se ménage une excuse en plaçant le style de Zaïre au-dessous du style d’Athalie ; mais je ne voudrais pas que cette vérité si utile à proclamer fût logée dans un post-scriptum, et comme dérobée à l’attention par la modestie même de la place qu’elle occupe. Par respect pour l’autorité dont il était investi, M. Villemain se devait à lui-même d’accuser plus franchement sa pensée. Il nous dit que Voltaire a réussi dans tous les genres poétiques, hormis dans le lyrique et dans le comique, et il explique très bien pourquoi il a échoué dans ces deux derniers genres ; à mes yeux, ce n’est pas assez. La comparaison, très ingénieuse d’ailleurs, de la Henriade et de la Pharsale ne réunit pas les élémens d’un jugement assez net. Ce qu’il dit des époques épiques, quoique très bien pensé, ne contient pas encore toute la vérité. Il fallait avoir le courage d’aller plus loin, oser dire que Voltaire ne possédait pas le génie poétique. À quelque modèle que l’on s’attache pour la forme dramatique, qu’on accepte pour guide Sophocle ou Shakspeare, le Roi Lear ou l’Œdipe-roi, je ne comprends guère ce qu’on peut louer, ce qu’on peut admirer dans le théâtre de Voltaire. Autant je suis charmé par son talent de prosateur, par la grâce et la vivacité de son esprit, par sa mordante ironie, par la justesse de ses aperçus, autant je demeure froid devant ses conceptions dramatiques. Le seul progrès qu’il soit permis de lui attribuer, c’est un progrès dans la mise en scène, et encore combien de fois ne lui est-il pas arrivé de confondre la surprise avec la vraie grandeur ! À ce propos, je le reconnais avec empressement, M. Villemain dit des choses fort justes en opposant le Jules César du poète anglais à la tragédie française qui porte le même nom. Il montre sans peine, mais il a raison de montrer, combien le barbare qui découpait librement dans Plutarque les épisodes qu’il animait ensuite de son génie est supérieur au poète ingénieux, mais timide, qui reculait devant l’ignorance et la grossièreté de la populace romaine. Pour être juste, je dois rappeler que l’historien littéraire du XVIIIe siècle n’a pas apprécié Sophocle moins finement que Shakspeare ; il n’a pas hésité à déclarer que Voltaire n’avait su être ni Grec ni Romain. Il a trop de sagacité pour ne pas apercevoir la vérité tout entière ; il n’a pas assez de hardiesse pour la montrer telle qu’il l’aperçoit, sans réserve, sans réticence.