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naître, pour nous suivre dans les solitudes de la bruyère. Et tout cela pour te conserver la vie, à toi qui le dédaignes, pour chasser, comme un ange protecteur, la mort loin de toi ! Monique, un semblable dévouement n’éveillera-t-il en toi rien de plus qu’un sentiment de reconnaissance ? Toutes les fibres de ton cœur sont-elles brisées, que tu n’aies rien à me répondre qu’un non désolant ?

Monique était vivement émue ; sa physionomie l’attestait assez. Elle répondit : — Mon père, j’ai été ingrate envers Adolphe et envers vous, je l’avoue, et mon âme en ressent une profonde douleur ; mais aussi que ne demandez-vous pas de moi ! Comprenez donc, mon excellent père, que c’est exiger le sacrifice de tous mes souvenirs ; car si je consentais à devenir la femme d’Adolphe, je devrais lui donner une large place dans mon cœur. Je ne me montrerais pas ingrate, et je récompenserais la noblesse de son dévouement par une tendre sympathie, sinon par un ardent amour. Dès lors il me faudrait renoncer à tout ce que m’a laissé ma vie passée.

Une expression de joie se peignit sur le visage du colonel ; il prit la main de sa fille : — Chère Monique, dit-il, le sacrifice de tes rêveries est nécessaire, si tu veux vivre. Accepte Adolphe pour époux ; rends-moi heureux, mon enfant chérie ; vois, je t’en prie les mains jointes, dis-moi que tu consens.

Un tremblement visible avait saisi la jeune fille, qui pencha la tête sans répondre.

— Mon enfant ! mon enfant ! reprit le colonel, ne laisse pas échapper cette bonne inspiration. Dis oui, oh ! dis oui !

Monique releva lentement la tête, et répondit d’une voix résolue : — Eh bien, mon père, si cela peut vous rendre heureux…

Tout à coup une émotion imprévue s’empara d’elle ; elle leva le doigt, et, tremblante, prêta l’oreille à un doux murmure.

— Qu’entends-tu ? s’écria le colonel stupéfait.

— Écoutez, écoutez ! répondit Monique avec un angélique sourire.

Des accens, venant de l’extérieur, dans la direction de la fenêtre, pénétraient dans le salon, et le colonel entendit distinctement :

Rikte-tikke-tak
Rikke-titke-tou !
Forgerons,
En cadence,
Forgerons, frappons !
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou !

Le colonel connaissait la puissance inouïe de cette chanson sur l’âme de sa fille, de plus il la considéra cette fois comme une injure