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générale étaient au comble. Depuis tantôt six semaines, on ne trouvait plus une place à louer dans la salle, et les journaux de Naples, qui recevaient tous plus ou moins le mot d’ordre de Barbaja, revenaient chaque matin sur les incomparables beautés de la musique et les merveilles de la mise en scène. L’exécution fut en effet des plus brillantes. Angélique Colbrand chantait Élisabeth, David Leicester, Garcia de père de la Malibran) jouait le rôle de Norfolk, et Mlle Chaumel (en Italien la Comelli), celui de Mathilde. Dès le premier duo entre le favori de la reine et sa jeune femme déguisée en page : Incauta ! che festi ! les applaudissemens éclatèrent avec frénésie. L’étincelle de cette mélodie rossinienne avait mis le feu aux poudres, et la salle sautait. Un égal enthousiasme accueillit le duo suivant entre Élisabeth et Norfolk, ainsi que le magnifique finale dans lequel la reine offre sa couronne et sa main à Leicester, marié secrètement à Mathilde. La fureur d’Élisabeth en se voyant trahie, le désespoir de Leicester, la tendresse passionnée de Mathilde, la haine triomphante de l’envieux Norfolk, étaient autant de contrastes dont il fut reconnu que le maestro avait glorieusement su tirer parti, et le public épuisa, séance tenante, tous les moyens de lui en témoigner sa joie et son admiration. Le second acte s’ouvrit sous les mêmes auspices, grâce au récitatif entraînant d’Élisabeth s’efforçant d’amener Mathilde à renoncer à son époux. Ce récitatif obligé est magnifique. À la première représentation il serra tous les cœurs. « Il faut avoir vu Mlle Colbrand dans cette scène, écrit M. Beyle, pour comprendre le succès d’enthousiasme qu’elle eut à Naples, et toutes les folies qu’elle faisait faire à cette époque. « Un peu avant la chute du rideau, au moment où grondait le tonnerre des applaudissemens, accompagné d’une pluie de fleurs tombant aux pieds de la diva, le roi Ferdinand et la duchesse de Floridia firent appeler l’impresario pour lui dire combien la musique et l’exécution avaient dépassé leur attente, et que jamais la Colbrand n’avait été ni mieux inspirée, ni mieux en voix. Je laisse à penser l’ivresse que Barbaja dut ressentir d’un pareil compliment, qui flattait à la fois son amour-propre de directeur et sa vanité d’amant heureux. Aussi lui tardait-il de courir visiter dans sa loge la belle Élisabeth. Notre sultan en était aux premiers mots de sa harangue, lorsqu’on frappa à la porte. « Entrez, » s’écria l’adorable Angélique en jetant un châle sur ses épaules, et, voyant la tête souriante et narquoise de Rossini se montrer discrètement : — « Ah ! c’est vous, cher maître, mais arrivez donc, arrivez pour recevoir les mille et mille remercîmens qui vous sont dus. Vous êtes le seul qui ayez jamais su écrire pour ma voix, et personne au monde ne comprend le chant comme vous. Quelle musique ! beau ! ravissant ! sublime ! Signor Barbaja, permettez à la reine Élisabeth d’embrasser