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émotions, et comme il arrive d’ordinaire à tout homme qui fait profession de ne croire à rien, il porte le sentiment qui l’échauffe jusqu’au fanatisme ; puis, de digression en digression, de paradoxe en paradoxe, son admiration tourne à l’intolérance, son enthousiasme à l’anathème. Admirer l’Italie ne lui suffit plus, il faut absolument proscrire tout ce qui n’est pas elle, et voilà ce libéral qui sans y penser devient inquisiteur ! Après la religion, cause selon lui de tous les maux qui désolent l’espèce humaine, la grande antipathie de M. Beyle est pour l’Allemagne : il raie d’un trait de plume ses peintres et ses musiciens, pouffe de rire au nez de ses philosophes, et tout est dit. Je passe condamnation sur les peintres et les philosophes, j’admets que Durer ne soit qu’un barbouilleur d’enseignes et Kant qu’un inutile songe-creux ; mais doit-on parler avec cette irrévérence du pays de Beethoven et de Weber ? En vérité, M. Beyle aurait eu plus tôt fait de s’écrier comme Carpani qu’avec une langue aussi barbare et aussi rude que cette langue tudesque, il était souverainement inconvenant de prétendre avoir des opéras à soi[1].

J’ai critiqué cet exclusivisme, il a néanmoins ses avantages en ce qu’il communique au style beaucoup d’animation et une singulière couleur locale. Aux divers romans de M. Beyle comparez ses écrits sur Léonard de Vinci[2] et sur Rossini, et vous serez frappé de voir combien la vie, qui manque généralement aux personnages plus ou moins abstraits, plus ou moins épiques de la Chartreuse de Parme et de Rouge et Noir, circule abondamment dans ses biographies. C’est que chez M. Beyle il y a l’homme et le dilettante : l’un affublé d’un masque et jouant l’insensibilité la plus ténébreuse, l’autre au contraire accessible aux impressions les plus chaleureuses et les plus tendres ; l’un toujours faux, l’autre toujours sincère, par cette raison fort simple que la passion ne ment pas, et que si la vérité est dans le vin, elle est surtout dans l’ivresse de l’enthousiasme. On n’imagine pas à quelles amusantes contradictions cet antagonisme des deux natures donne lieu. On se demande à tout instant comment il a pu se se faire qu’un écrivain d’autant d’esprit que M. Beyle ait pratiqué si peu le vieil aphorisme socratique. Que de nombreux disciples et lecteurs aient été et soient encore ses dupes, je ne vois là rien que de très naturel, le monde se composant assez généralement de mystificateurs et de gens qu’on mystifie ; mais lui, qui se pâmait d’aise à la vue des demi-teintes du Corrège et pleurait comme un enfant à la prière de Moïse, a-t-il jamais pu prendre son rôle au sérieux ? Je n’insisterai

  1. Carpani, Biblioteca italiana ; Milan, 1818. Voltaire disait : « Ce polisson de Rousseau qui se mêle d’écrire ! »
  2. Dans l’Histoire de la Peinture en Italie, p. 127 et suiv.