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valeur réelle : ils ramènent le débat sur son vrai terrain, sur un terrain neutre où les honnêtes gens et les gens spirituels peuvent, titrés ou non, se rapprocher et s’entendre. Cette idée de conciliation et de justice distributive se révèle encore mieux dans le personnage d’Antoinette, bourgeoise à l’âme patricienne, qui se trouve naturellement au niveau de toutes les choses grandes, de tous les sentimens élevés, et qui force son mari à saluer en elle la digne compagne d’un descendant des races chevaleresques. Les deux caractères principaux, quoique très bien acceptés par le public, sont les seuls qui donneraient lieu à quelques sérieuses réserves, si, tout en applaudissant à ce que les auteurs ont fait, l’on réfléchissait à ce qu’ils ont voulu faire.

Remarquons d’abord, — et ceci touche déjà au point vulnérable de l’ouvrage, — qu’il y a deux pièces dans une. Otez le conflit de la bourgeoisie et de la noblesse, ne parlez ni des parchemins du gendre ni de la roture du beau-père, et il vous restera les dissipations de Gaston, la forfanterie mondaine, la corruption élégante qui lui fait négliger sa femme et continuer une vieille liaison, la découverte de cette intrigue, la jalousie et la douleur passionnée de Mme de Presles, le courroux de son père, la noble conduite d’Antoinette, le duel, la réconciliation des deux époux, c’est-à-dire une pièce entière et parfaitement indépendante de la donnée primitive. D’une autre part, cette idée si comique et si vraie, l’ambition et la vanité du bourgeois exploitant la noblesse du gentilhomme pour s’en faire un échelon, n’en serait que plus nette et plus frappante, si Gaston était purement et simplement un gentilhomme pauvre, n’ayant d’autre tort que sa pauvreté et sa fidélité à ses opinions politiques. Il y a plus : les brillantes folies du marquis de Prestes, ses amours faciles, son dédain pour la foi conjugale, ses persiflages, ses duels, tout cet appareil obligé du grand seigneur d’autrefois tel qu’on l’entendait au théâtre nous semble contredire la pensée originale de la pièce, ou du moins y jeter quelque confusion. En effet, à quoi ont visé les auteurs ? À nous donner la contre-partie, l’envers de George Dandin, un George Dandin armorié, livré, pieds et poings liés, à un Sottenville bourgeois qui le tyrannise et le domine de toute la supériorité de ses écus. Eh bien ! supposez que Molière eût fait son George Dandin coupable de quelque peccadille, de la moindre amourette, fût-ce avec une fille de boutique ou une servante d’auberge : à l’instant, l’idée comique s’affaiblissait en s’éparpillant ; le malheur de George Dandin pouvait s’attribuer à une cause autre que celle-ci : un bourgeois épousant une fille noble. Son innocence est indispensable pour que la comédie dont il est le héros ait tout son effet. De même ici, pour que la pensée des auteurs gardât tout son relief, pour que l’accessoire n’en emportât pas le fond, pour que la revanche de George Dandin fût aussi significative que cette première partie dont Molière a tenu les cartes, il eût fallu que Gaston de Presles fût irréprochable, car la comédie proprement dite ne procède que par moyens simples. La pauvreté du gendre, l’opulence du beau-père, et, entre deux, l’esprit moderne humiliant les parchemins devant les billets de banque, voilà tout le sujet.

Ce que nous disons de Gaston peut se dire aussi de poirier. Il est trop sot, trop grotesque, son ambition ressemble trop à une marotte de vieil enfant, à une monomanie qui ne saurait déliasser le seuil de son magasin. Nous le