Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/421

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


REVUE DRAMATIQUE.
Le Gendre de M. Poirier, Comédie en quatre actes de MM. Émile Augier et Jules Sandeau.


Les auteurs de la pièce nouvelle ont d’autant plus le droit de s’applaudir de leur succès, que la donnée qu’ils avaient choisie offrait plus de périls et d’écueils. Loin de nous l’idée d’interdire au théâtre moderne ces sujets éternellement jeunes, qui reposent non x)as sur l’avènement ou la déchéance de telle opinion ou de telle hiérarchie sociale, mais sur la vanité humaine, ce répertoire inépuisable dont la forme varie suivant les temps, dont le fond reste toujours le même. — « On dit que la poésie se meurt, la poésie ne peut Pas mourir, w écrivait ici même, il y a vingt ans, l’auteur d’André dans le plus poétique de ses romans. — On dit que la comédie est morte, écririons-nous volontiers ; la comédie est immortelle : tant que le cœur humain gardera ses inconséquences et ses faiblesses, tant que l’homme, ce vieil enfant, sera partagé entre l’envie d’effacer les distinctions qui le froissent et le désir de s’emparer de celles qui le flattent, tant que la vanité mettra sa logique au service de ses contradictions, les sujets de comédie ne manqueront pas ; il ne s’agira que de savoir les reprendre au point où les a laissés la société disparue, et les placer au point de vue de la société nouvelle.

MM. Augier et Sandeau restaient donc parfaitement dans leurs attributions de poètes comiques en mettant encore une fois en présence, en plein XIXe siècle, la bourgeoisie et la noblesse. La vraie difficulté, le vrai danger de leur tentative, c’est que les progrès mêmes que nous avons faits vers l’égalité, le nivellement des classes, le triomphe de la bourgeoisie, l’abolition des privilèges de la noblesse, au lieu de simplifier le procès et de préparer le public à l’impartialité, semblent au contraire rendre plus vives, plus délicates, plus promptes à tressaillir et à saigner, toutes les cordes auxquelles Il faut toucher en traitant un pareil sujet. Chose singulière ! à mesure que les distances s’amoindrissent, les susceptibilités augmentent. Du temps de Molière, ces classifications étaient si nettes, si tranchées, que, lorsqu’il s’en emparait comme de son bien pour faire ressortir la sottise de M. Jourdain ou le malheur de George Dandin, personne n’était tenté de réclamer. Sortir de son état, comme on disait alors, était un travers tout aussi apparent qu’être avare comme Harpagon, misanthrope comme Alceste, pédant comme Trissotin, et ce travers appartenait à la comédie du même droit que l’avarice, la misanthropie et le pédantisme. Plus tard, au XVIIIe siècle, de Le Sage à Beaumarchais, ces différences, tout en s’affaiblissant, sont encore assez visibles pour que la sottise vaniteuse des bourgeoises et des parvenus, exploitée par des marquis ou des chevaliers quelque peu tarés, conserve sa signification plaisante, également acceptée par toutes les parties intéressées. On sent que le respect diminue, que le vice commence à mettre un premier niveau sur ces catégories vieillissantes, et peut-être le bourgeois intelligent, envoyant ainsi bafouer ses compères, les Mathieu et les Serrefort, devine-t-il déjà